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Le monde musulman se trouve aujourd’hui en effet dans un état de trouble qui peut le rendre particulièrement vulnérable aux entreprises des révolutionnaires russes. Dans un discours qu’il a récemment prononcé à Sunderland, M. Winston Churchill, actuellement ministre de la guerre du Cabinet anglais, a reconnu publiquement le péril : « De nouvelles forces, a-t-il dit, sont en train de surgir en Asie-Mineure, et si le bolchévisme et le mahométisme turc venaient à se tendre la main, la situation serait grave pour la Grande-Bretagne. » Elle le serait en réalité pour tous les pays qui ont des intérêts en Orient. A l’heure présente, le monde turc souffre et il est en pleine crise. Une anarchie dont les conséquences peuvent devenir redoutables s’installe dans toute la Turquie d’Asie ; les populations sont découragées ; les troupes régulières commencent de se transformer par endroits en bandes indisciplinées qui pillent ; le ravitaillement est difficile ; des conciliabules ont lieu entre les éléments turcs et arabes qui s’entendent au moins sur les sentiments que leur inspire la perspective d’occupations étrangères ; des officiers turcs prennent du service chez les Arabes ; à Constantinople, au Caucase, au Kurdistan, se manifeste dans certains milieux un état d’esprit qui dérive du bolchévisme, tout en demeurant musulman. On devine aisément comment sont exploités tous les bruits venant de Londres, de Paris ou d’ailleurs qui touchent au sort futur de l’Empire ottoman. Les Alliés ont perdu depuis l’armistice un temps précieux. Ils avaient au lendemain de la victoire les moyens moraux et matériels de régler la question de Constantinople et les affaires d’Orient : ils ont laissé passer l’heure et ils ont à prendre aujourd’hui des décisions difficiles. Mais encore faut-il qu’ils aient une politique accordée aux circonstances présentes et aux intérêts traditionnels qu’ils ont en Orient. En est-il ainsi ? Quand on se reporte aux nouvelles données par les journaux depuis quinze jours, on se demande si les Alliés n’ont pas, au moins en conversation, une conception du problème ottoman qui risque de les mener à la plus dangereuse des aventures. M. Lloyd George passe aujourd’hui pour avoir l’idée de chasser les Turcs de l’Europe et d’installer le Sultan, désormais exilé de Constantinople, à Brousse et à Koniah. Ce projet est d’autant plus surprenant qu’au printemps M. Lloyd George s’était montré nettement hostile à tout dessein analogue. Il avait même invoqué les démarches faites auprès du gouvernement britannique par les représentants de l’Inde qui craignaient la répercussion sur l’Islam de desseins aboutissant à chasser le Sultan de Constantinople. Les raisons qui avaient