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ses énergies du côté de l’Asie. Or, rien ne pouvait être plus dangereux, tant pour l’avenir de la Russie que pour la paix du monde, qu’un pareil « renversement des alliances, » pour employer le mot appliqué au changement radical survenu dans la politique européenne au milieu du XVIIIe siècle et qui fut suivi de la guerre de Sept Ans. Si la Russie se détournait définitivement de la France et de l’Angleterre et se trouvait engagée dans une lutte pour la prépondérance en Asie, elle serait obligée de renoncer non seulement à son rôle historique en Europe, mais à toute indépendance économique et morale vis-à-vis de l’Allemagne. Mais si, de ce fait, la Russie devenait la vassale de l’Empire allemand, les résultats ne seraient pas moins désastreux pour l’Europe tout entière ; en effet, une fois délivrée de tout souci du côté russe, l’Allemagne n’aurait plus qu’à choisir son heure pour une attaque décisive contre la France et l’Angleterre, afin d’assurer son hégémonie dans le monde.

Tel était le formidable dilemme qui se posait à cette heure devant le ministre des Affaires étrangères de Russie et qui exigeait une prompte et irrévocable décision. Cette question avait été examinée à fond entre M. Nélidoff, le comte Benckendorff, M. Mouravieff et moi pendant mon séjour à Paris et à Londres : nous étions arrivés à cette conclusion que la politique étrangère de la Russie devait continuer à reposer sur la base immuable de son alliance avec la France, mais que cette alliance devait elle-même être fortifiée et élargie par des accords avec l’Angleterre et le Japon. C’est ce programme que je m’étais engagé à soumettre à l’Empereur en assumant mes nouvelles fonctions ; j’étais résolu à n’accepter celles-ci d’une manière définitive que si j’acquérais la certitude que ce programme avait l’entière adhésion de l’Empereur.


ISWOLSKY.