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personne, s’était prêtée à sa réalisation ; il est donc nécessaire que je donne à ce sujet quelques explications.

Ma conversation avec l’empereur Guillaume dura plus d’une heure. Quelques-unes des paroles que je recueillis à cette occasion de sa bouche me parurent si frappantes qu’en rentrant chez moi je m’empressai de consigner mes impressions dans une lettre privée au comte Lamsdorff. Je n’ai malheureusement pas conservé le brouillon de cette lettre, mais j’ai gardé de cette conversation un souvenir très précis.

Je me rappelle donc très nettement combien je fus étonné lorsque l’empereur Guillaume, après quelques mots au sujet de son entrevue avec l’empereur Nicolas à Bjorkoe, mais sans me révéler, bien entendu, ce qui s’y était passé, aborda la question de la situation politique générale et se mit à me développer, à grand renfort d’éloquence, la nécessité d’assurer par des moyens nouveaux la paix de l’Europe ainsi que sa conviction que ce but ne pourrait être atteint que par l’union des trois grandes Puissances continentales, — la Russie, l’Allemagne et la France, — union explicitement dirigée contre l’Angleterre. Persuadé qu’il ne s’agissait là que d’une sorte de paradoxe ou d’utopie politique, je répondis que ce plan aurait été sans doute admirable si l’on avait pu le réaliser, mais qu’un pareil groupement de Puissances me paraissait impossible pour la simple raison que la France, dans l’état actuel des choses, ne consentirait jamais à en faire partie.

Ma réponse parut visiblement déplaire à l’empereur Guillaume, qui insista pour connaître les raisons sur lesquelles je fondais mon opinion ; je me vis donc obligé de rappeler que la France était séparée de l’Allemagne par un abîme profond creusé par la perte de l’Alsace et de la Lorraine, et que tant que cet abîme ne serait pas comblé, le peuple français ne se résignerait jamais à devenir l’ami des Allemands.

A ces mots, le déplaisir de l’empereur Guillaume se changea en véritable colère, et c’est avec des éclats dans la voix qu’il me fit cette stupéfiante déclaration :

La question de l’Alsace et de la Lorraine, s’écria-t-il, je la considère non seulement comme inexistante à l’heure actuelle, mais comme ayant été tranchée à tout jamais par le peuple français lui-même. J’ai jeté, à propos du Maroc, mon gant à la France, et celle-ci ne l’a pas relevé. Donc, ayant ainsi refusé de se