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ne lui fut même pas donné connaissance. Une personne de la suite de l’empereur Nicolas m’a raconté que, pendant que l’amiral Birileff traçait son nom au bas de la page, le haut de celle-ci était caché par la main ouverte de l’Empereur. Plus tard, l’amiral Birileff, interrogé par le comte Lamsdorff, déclara que, s’il se trouvait une seconde fois dans une pareille situation, il agirait de même, considérant que sa qualité de militaire lui faisait un devoir de l’obéissance passive à tout ordre de son souverain et maître.

Si, après avoir passé en revue les circonstances dans lesquelles fut signé le traité de Bjorkoe, on examine le texte même de ce traité, on arrive rapidement à la conviction que l’empereur Nicolas n’a jamais pu songer à conclure une alliance dirigée contre la France et que, par conséquent, il ne peut être question de trahison de sa part. Il est vrai que le premier article du traité porte que « si un Etat européen quelconque attaque l’un des deux Empires, la partie alliée s’engage à aider son co-contractant par toutes ses forces de terre et de mer. » A prendre isolément cet article, sa rédaction défectueuse pourrait donner à croire que, dans le cas d’une agression de la France contre l’Allemagne, la Russie s’exposait à se trouver aux côtés de cette dernière ; mais une pareille interprétation est absolument exclue par la teneur de l’article 4 du même traité, d’après lequel, le traité une fois entré en vigueur, la Russie devait entreprendre les démarches nécessaires pour le faire connaître à la France et proposer à celle-ci d’y adhérer comme alliée. Il est superflu de démontrer qu’il aurait été absurde de proposer à la France de se joindre, en qualité d’alliée, à un traité dirigé contre elle-même.

Il est donc de toute évidence que le traité de Bjorkoe n’a pas été un acte de trahison à l’égard de la France ; il est tout aussi clair que la pointe de ce traité était exclusivement dirigée contre l’Angleterre. Au moment où il fut signé, celle-ci était encore l’ennemie presque déclarée de la Russie ; un conflit armé anglo-russe venait d’être évité à grand’peine, grâce à l’intervention amicale de la France ; mais l’influence hostile de l’Angleterre continuait à se faire sentir partout au détriment de la Russie ; n’était-il pas naturel, légitime même, de la part de l’empereur Nicolas, de chercher, dans une coalisation continentale, une garantie contre cette Puissance ?