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pouvait que gagner à un conflit entre la Russie et le Japon. Si la Russie était victorieuse, elle restait pour de longues années enlizée dans les affaires d’Extrême-Orient, et toute son énergie était absorbée à prévenir la possibilité d’une revanche japonaise ; si elle subissait une défaite, elle était affaiblie et profondément humiliée ; dans les deux cas, l’influence de l’Allemagne s’accroissait d’autant, et l’empereur d’Allemagne devenait l’arbitre de l’Europe.

Les événements avaient merveilleusement secondé les plans du souverain allemand. La Russie avait souffert plus encore qu’on ne pouvait s’y attendre du fait de la guerre, surtout en raison des désordres intérieurs causés par ses défaites. Pendant toute la durée de la guerre, l’empereur Guillaume avait profité de chaque occasion pour claironner les services rendus par lui à la Russie et les titres qu’il prétendait s’être acquis à la gratitude de l’empereur Nicolas. En réalité, si l’empereur Guillaume avait adopté une attitude permettant à la Russie de dégarnir sa frontière occidentale, son but évident avait été d’entraîner de plus en plus la Russie sur les sables mouvants de l’Extrême-Orient. En outre, l’Allemagne avait déjà été largement récompensée de ce pseudo service par la signature d’un traité de commerce extrêmement avantageux pour les Allemands et onéreux pour les Russes ; le comte Witte, qui s’était trouvé dans la nécessité de signer ce traité, ne déclarait-il pas que ses effets équivaudraient à ceux d’une lourde indemnité de guerre imposée à la Russie ?

On a vu que l’empereur Guillaume ne négligeait rien pour stimuler le ressentiment de l’empereur Nicolas contre l’Angleterre et qu’il se servait, dans ce dessein, de tous les incidents de nature à établir la complicité des Anglais avec les Japonais. Rien n’est plus instructif, à ce point de vue, que la correspondance télégraphique secrète échangée à cette époque entre les deux souverains, retrouvée par le gouvernement révolutionnaire russe dans les archives de Tsarskoie-Sélo et publiée par lui dans les journaux russes et étrangers[1]. Elle permet de

  1. Les deux Empereurs correspondaient entre eux en anglais. La série complète des télégrammes retrouvés à Tsarskoie-Sélo a été publiée en février 1912 dans les cahiers 6 et 7 des Études de la Guerre (Paris, Payot et Cie), qui font suivre les textes anglais de traductions françaises ; nous reproduisons ici quelques-unes de ces traductions.