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C’était pis. Tous les membres mâles de la famille de Sid Kasbadji, tous leurs amis qui étaient nombreux, s’étaient réunis sous la coupole de Sidi-Bou-Medine. Dans cette galerie rustique qui domine la vallée des sapins, autour du catafalque du Marabout, tous jurèrent de vouer une rancune éternelle à la race du maudit qui avait fait couler le sang du notable. Ils la repoussaient de leur cœur, ils n’adresseraient plus la parole à aucun de ses membres, ils ne boiraient plus à leurs tasses, ils refuseraient de s’asseoir autour de leurs tombes, et si le hasard les faisait rencontrer leurs ennemis sur un chemin quelconque, ils les obligeraient de passer à leur gauche. Un grand imam maigre, tout habillé de blanc, avait prononcé les formules vengeresses, et l’assistance de répéter en chœur : Amen ! Amen ! Dans un coin était déposée une cruche où, disait-on, venait se désaltérer la nuit l’âme du marabout enseveli sous la coupole. Chacun y but une gorgée à même l’embouchure. C’était la façon la plus solennelle de sceller un serment de haine. Et la réunion se dispersa. Seul, le petit Didenn avait ajouté au fond de son cœur : « Ce serment, je ne l’accepte pas ! Ce malheur est au-dessus de ma tête ! »

Aïcha dut taire son désespoir pour aider sa mère à gagner leur vie. Elles se mirent toutes deux à ces travaux de l’aiguille, seul refuge des Mauresques dans le besoin, à ce labeur de la pioche mince, comme on l’appelle, qui, entrepris de l’aube au soir sans repos ni trêve, acheva d’épuiser la pauvre mère, déjà brûlée par la maladie et le chagrin.

Quand Sid Kaddour sortit de prison, sa femme était déjà vieille ; sa fille, qu’il avait laissée une enfant, avait l’âge des épouses, avec son âpre visage façonné par le malheur. Le gourbi était dépouillé des beaux objets de cuivre, des haïks de laine qui avaient servi à acheter du pain. Comme il descendait faire un tour sur le souk, Sid Kaddour vit que ses amis de la veille se détournaient de lui. On se murmurait à l’oreille :

— Voici le condamné !

On passait à sa gauche.

Le malheureux rentra au gourbi et ne voulut plus en sortir. Malade, miné parle remords, par la douleur de voir ses chéries courbées tout le jour sur un ouvrage, il ne tarda pas à sentir sa fin prochaine. Il fit appeler ses ennemis à son chevet pour leur demander pardon. Il voulait essuyer avant de mourir