Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 53.djvu/960

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Serbes, Croates et Slovènes le port sans lequel il lui serait très difficile de vivre, en l’aidant à le construire et à l’équiper. On y a songé, mais on s’est convaincu qu’à cause des obstacles naturels, les fortes pentes ici, ailleurs la violence des vents, les dépenses seraient excessives. Et puis, quelque part ailleurs, ce n’était pas Fiume, et, sur Fiume, on se butait, de part et d’autre, à une sorte de point d’honneur exaspéré. Finalement, on s’était arrêté à l’idée de ce partage, qui renverrait les plaideurs dos à dos, ou plutôt qui les maintiendrait face à face, avec le juge de paix entre les deux. Les districts de la côte orientale du Quarnero, que la convention de Londres avait donnés à l’Italie, constitueraient un minuscule État neutre, toujours sous le contrôle de la Société des nations ; bien étroit et bien mince pour un État tampon. Comme tous les moyens termes, comme toutes les cotes mal taillées et tous les arbitrages, une pareille solution, qui, trop visiblement, n’était qu’un expédient, ne contentait personne. Il y a pourtant des indices que, par lassitude et pour en finir, la Délégation italienne penchait à s’y résigner, au moins en ce qui concerne la ville, le faubourg et le port de Fiume. On attendait l’agrément de M. Wilson, quand subitement Gabriele d’Annunzio a frappé son coup.

Les contre-coups en ont été rapides et se sont multipliés en quelques jours. Nous n’y insisterons pas : les journaux, en faisant une large place à cet événement « sensationnel, » comme ils disent, les ont rendus familiers à tous les esprits et les conservent chaque matin présents à toutes les mémoires. Il nous a paru plus utile d’exposer, même un peu longuement, les précédents, le développement et la marche de l’affaire : mais, sur ses conséquences, néanmoins, nous ne pouvons garder un silence absolu. Ce n’est plus une troupe que d’Annunzio a avec lui, ce sont des troupes. Tous les généraux, tous les amiraux qui lui ont été dépêchés pour le ramener, l’ont quitté eux-mêmes convertis. L’indiscipline a, sinon gagné, touché de proche en proche l’armée et la marine. Les vivres, l’argent affluent comme pour un siège, où les assiégeants tendent du reste à se confondre avec les assiégés. La ligne d’armistice est tenue par des régiments dont les chefs et les soldats sont, pour la plupart, de fait ou de cœur ou d’imagination, à d’Annunzio. À faible distance, dans l’autre camp, on a signalé des concentrations de soldats et de partisans yougo-slaves. En une minute, il pourrait se produire de l’irréparable. Mais ne voyons que ce qui est déjà fait.

L’opinion publique, en Italie, est remuée à fond, agitée, déchirée en deux fractions extrêmement inégales. Dans l’enceinte même du