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plans de campagne de Roone et du vieux Moltke, et où l’Empereur, tout en paradant à la tête de son armée ou en faisant croisière sur le Hohenzollern, n’est plus que la réclame vivante et le principal actionnaire d’une grande société de banque, ou le « placier » décoratif d’une toute-puissante maison de commerce. Pendant vingt ans, Guillaume II a travaillé à faire de l’Allemagne une Angleterre. Ce n’est pas en passant, et à la faveur d’une parenthèse, qu’on juge vingt ans d’histoire. On comprend très bien que l’Allemagne ait suivi en masse ce souverain qui avait porté son pavillon sur toutes les mers. Mais on comprend aussi que, pour un certain nombre d’Allemands et en particulier pour les Prussiens des vieilles Marches, un pareil changement d’idéal ait semblé une apostasie et l’abomination de la désolation.

Ces gens-là, comme le vieux Stechlin de Théodore Fontane, au fond de leurs landes tristes et de leurs guérets maussades, sentaient bien qu’ils étaient la force la plus originale et l’armature, robuste et revêche, de la monarchie prussienne ; avec leurs souvenirs du roi sergent et des grosses bottes de Frédéric, leurs traditions d’épargne qui étaient une loi de ce sol avare, que pouvaient-ils penser de cette nouvelle cour dont le maître ne songeait qu’à s’entourer de milliardaires, dont les grands conseillers étaient des entrepreneurs juifs comme Ballin et Rathenau, où tout suait l’or et respirait le luxe du parvenu ? Ces terriens obstinés regardaient d’un œil soupçonneux cette fortune du nouvel Empire, que son imprudent pilote lançait à pleines voiles sur les eaux. Ils devaient dans leur intimité juger sévèrement le jeune prince qui détournait son peuple des vertus frugales de la race, pour le séduire par l’attrait des jouissances matérielles. Il le lançait à la conquête des richesses de la terre. Il l’invitait à s’engraisser. Encore s’il avait su voir que tôt ou tard ces rêves de domination économique ne pouvaient manquer de susciter l’envie et la méfiance du monde, et qu’il viendrait un jour où il faudrait fatalement défendre sa place au soleil ! Mais depuis longtemps le trésor des vertus d’autrefois n’était plus qu’un vain mot ; on avait humilié l’armée, la force de l’Allemagne, laissé se rouiller le fer agricole et guerrier, les traditions d’honneur de la noblesse rurale, pour remplacer le vieil idéal par le bien-être épais d’un peuple de boutiquiers.