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forter. Le second-maître Laniel, qui lui a fait un oreiller de ses mains posées sur son genou, l’entend qui murmure : « Un peu de morphine… maman… mourir. » Puis, plus fort : « Et, quand même, vive la France ! » On couche le corps dans la tranchée, « la tête sur un havresac. » Les hommes osent « à peine parler, » dans le saisissement que leur cause cette mort d’un de leurs chefs les plus aimés. Jusque-là cependant l’ennemi n’a manifesté son effort qu’à distance et s’est contenté de nous prendre sous le feu de ses canons. On le croit loin encore quand des mitrailleuses, dont les servants, complètement nus, ont passé l’eau à la nage[1](1), se dévoilent brusquement, tirant sur quelques éclopés des tranchées W et A qui ont tenté de revenir vers nos lignes, et une attaque en forme se déclenche : les « hommes de veille » signalent au capitaine de Roucy et aux chefs de section les infiltrations de l’ennemi qui s’engage le long des canaux et des bas-côtés de la route. Ce qui reste de la garnison « prend son fusil ou celui des camarades blessés ; » l’attaque est refoulée, mais on sent qu’elle va rebondir et que ce n’est plus pour les défenseurs des deux fermes qu’une question d’heures, peut-être de minutes, s’ils ne sont pas renforcés.

Malheureusement aucun des hommes de liaison dépêchés au « colonel » Delage n’arrive à destination. Celui-ci s’inquiète de cette absence de nouvelles et prescrit au lieutenant de vaisseau Ferrat d’envoyer à tout hasard aux fermes W et de l’Union une section de renfort avec un officier. Louable précaution. Nos deux derniers officiers venaient de tomber : de Roucy atteint d’une balle dans la poitrine au moment où il quittait son abri « pour préciser certains ordres » et ramener une partie de ses hommes dans la tranchée Colza ; l’enseigne Albert atteint moins grièvement dans la tranchée même de la ferme W, qu’il occupait avec sa section. Notre ligne n’était plus garnie que par quelques faibles détachements composés pour la plupart d’invalides : une douzaine d’hommes de la 5e compagnie à la ferme de l’Union avec le second-maitre Lamette et une autre section à peu près complète de la même compagnie à la tranchée A

  1. « Par des contre-attaques l’ennemi cherche à reprendre pied, mais ne réussit pas. J’ai vu des mitrailleurs ennemis tout nus pour passer les rivières essayer de rapporter leurs mitrailleuses : aussitôt tués, ils sont remplacés… » (Officier des équipages Dévisse.)