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palais se déclarait en faveur de la formation d’un Cabinet cadet et qu’il avait à ce sujet des conciliabules avec M. Milioukoff et avec quelques autres membres de son parti.

Cette révélation nous causa, à M. Stolypine et à moi, une véritable consternation. Le général Trépoff était connu pour être le partisan le plus fervent de l’absolutisme : il était impossible de supposer que l’éloquence de M. Milioukoff l’eût converti aux idées radicales du parti cadet. Il était tout aussi inadmissible qu’il eût cédé devant les menaces de ce parti : sa bravoure était au-dessus de tout soupçon ; aux jours les plus critiques des troubles révolutionnaires de 1905, il avait fait preuve d’une indomptable énergie, et son ordre du jour aux troupes : « N’épargnez pas les cartouches » était resté célèbre. Comment admettre que ce soldat d’une folle bravoure et dévoué jusqu’au fanatisme à la monarchie absolue, ait eu l’idée de pactiser avec un parti dont le but déclaré était de réduire l’Empereur au rôle d’un monarque constitutionnel ?

Il ne nous fallut ni beaucoup de temps ni de grands efforts pour avoir le mot de l’énigme. Mis au pied du mur par M. Stolypine, le général Trépoff ne put faire autrement que de lui révéler une partie de son plan ; le reste se devinait facilement.

Voici donc quelle était la vérité. Pour le général Trépoff, resté inébranlablement fidèle au principe de la monarchie absolue, une seule chose était réellement à craindre : la réussite de tout effort tendant à rapprocher l’Empereur des partis libéraux modérés et à consolider l’ordre de choses établi par la charte de 1905. Or, il voyait l’Empereur céder peu à peu aux conseils de M. Stolypine et aux miens : il fallait à tout prix empêcher la formation du Cabinet de coalition dont nous avions pris l’initiative. C’est alors que l’idée lui .était venue que le plus sûr moyen de couper court à nos tentatives était de constituer un Cabinet purement cadet : son calcul était d’ailleurs fort simple ; un pareil Cabinet ne manquerait point, dès ses premiers pas, d’entrer en conflit violent avec l’Empereur ; aussitôt que ce conflit éclaterait, le général Trépoff se faisait fort, avec l’aide des troupes de la capitale, de supprimer le gouvernement cadet et de le remplacer par une dictature militaire dont il serait lui-même le chef. De là à la suppression de la charte de 1905 il n’y avait qu’un pas, et ce pas, le général Trépoff était, sans le moindre doute, fermement résolu à le franchir.