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en face de l’ile sur laquelle se dresse, à une distance d’une quinzaine de kilomètres, la forteresse de Cronstadt. J’étais assis en face de l’Empereur à une petite table placée dans une baie vitrée donnant sur la mer ; par la fenêtre, on distinguait dans le lointain la ligne des fortifications. Pendant que j’exposais à l’Empereur les différentes affaires en cours, nous entendions distinctement un bruit de canonnade qui semblait de minute en minute gagner en intensité ; l’Empereur m’écoutait attentivement et me posait, selon son habitude, des questions qui prouvaient qu’il s’intéressait aux moindres détails de mon rapport. J’avais beau l’observer à la dérobée, je ne surprenais sur son visage aucune trace d’émotion ; or il ne pouvait ignorer que ce qui se jouait en ce moment à quelques lieues seulement de là, c’était sa couronne : si la forteresse restait aux mains des émeutiers, non seulement la situation de la capitale serait devenue très précaire, mais sa propre sécurité, celle même de sa famille aurait été sérieusement menacée, les canons de Cronstadt pouvant empêcher toute tentative de fuite par mer.

Mon rapport terminé, l’Empereur resta quelques instants à regarder tranquillement par la fenêtre ouverte la ligne de l’horizon. J’étais pour ma part étreint par la plus vive émotion et je ne pus m’empêcher, au risque d’enfreindre les règles de l’étiquette, d’exprimer au souverain mon étonnement et de lui demander la raison de tant de calme. L’Empereur ne parut nullement choqué de mes paroles et du tour interrogatif que je leur avais donné. Mais fixant sur moi son regard, dont on a si souvent décrit l’extraordinaire douceur, il me répondit par ces quelques mots qui sont restés profondément gravés dans ma mémoire :

« Si vous me voyez si peu troublé, c’est que j’ai la ferme, l’absolue croyance que le sort de la Russie, — que mon propre sort et celui de ma famille, — est entre les mains de Dieu qui m’a placé là où je suis. Quoi qu’il arrive, je m’inclinerai devant sa volonté, avec la conscience de n’avoir jamais eu d’autre pensée que celle de servir le pays qu’il m’a confié. »

Le soir même, la révolte était définitivement réprimée ; je sus que l’Empereur avait accueilli cette nouvelle avec la même maîtrise de soi que j’avais constatée quand, quelques heures auparavant, il écoutait avec moi le bruit du canon.

J’ai eu bien souvent, depuis, l’occasion de vérifier l’impression