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reverrons dans Virgile, — ces Ombres d’abord vaines et inconsistantes, qui, peu à peu, vivifiées par notre lumière, reprennent corps et retrouvent la force de prophétiser. Mal éveillé de l’éternel sommeil et mal instruit des choses de la terre, Darius commence par interroger ; puis, quand il a été mis au courant du désastre, il le juge avec le regard du voyant qui des faits remonte aux causes, et, par-delà les contingences, découvre le principe et la loi.

Ça été de tout temps la grande difficulté, de concilier la prescience divine avec la liberté humaine. Si notre destinée est écrite de toute éternité, comment pouvons-nous en être les artisans responsables ? La doctrine de la Némésis n’omet pas cet aspect du problème : elle fait de nos malheurs le châtiment de nos fautes. Xerxès a péché par orgueil et il périt victime de son orgueil. Ceux qui, avant lui, s’étaient succédé sur le trône des Perses, lui avaient donné l’exemple de la modération : par sa folie, il a perdu l’héritage qu’ils lui avaient légué. L’armée perse paye la peine de son impiété : « Ils n’ont pas craint, dans cette Grèce envahie, de dépouiller les images des dieux, d’incendier les temples. Les autels sont détruits, les statues ont été arrachées de leurs socles et brisées en morceaux. » Maître et serviteurs sont solidaires et quand Xerxès viendra, se frappant la poitrine et déchirant ses vêtements, mener le deuil du royaume dont il a été le fléau, leurs lamentations pourront se répondre. La leçon de toute la pièce tient dans ces lignes : « Mortels, il ne faut pas que vos pensées s’élèvent au-dessus de la condition mortelle. Laissez germer l’insolence, ce qui pousse c’est l’épi du crime : on moissonne une moisson de douleurs. » Je ne crois pas que plus noble langage ait été jamais tenu devant un vainqueur.

Une tragédie ainsi conçue n’a presque rien de commun avec l’art du théâtre tel que devaient le comprendre nos maîtres du XVIIe siècle, et tel même qu’allaient le pratiquer, au propre temps d’Eschyle, un Sophocle et un Euripide. On a dit d’Œdipe Roi que c’est un mélodrame supérieur, une pièce admirablement « bien faite. » Les Perses sont une lamentation sur une grande infortune, une méditation sur un grand exemple. Tragédie toute lyrique, d’une simplicité de lignes qui exclut les péripéties, et dont l’austère beauté est faite de l’éclat des images qui traduisent à nos yeux des pensées éternelles.

Cela explique qu’à la façon dont les Perses nous ont été présentés par la Comédie-Française, ils n’aient éveillé en nous rien qui ressemble à cet enthousiasme dont il paraît qu’à Athènes tous les spectateurs furent embrasés. Non, nous n’avions, ce soir-là, aucune