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liquide spéciale aux tranchées, « la flotte », que les flocons fondants maintenaient à une température voisine du gel. La veillée des armées, en ses dernières heures, fut cruelle aux pauvres diables d’Africains, immobiles et transis dans leurs parallèles de départ.

L’assaut leur fut une délivrance. A l’aube, leurs vagues bondirent d’un élan qui creva, comme une balle un cercle de papier, la première ligne allemande : affaire de quelques quarts d’heure. De cinq à sept kilomètres, à travers un réseau de défenses dont l’aspect résumé au plan directeur confond, étaient franchis. Des chefs allemands filaient en débandade… On sait que le flot français noir et blanc, alors vainqueur, se trouva subitement arrêté. A dix heures, il était figé par ordre devant la deuxième ligne allemande, hérissée de mitrailleuses, de creutes machinées, de trous d’obus organisés. Cet arrêt fut fatal aux noirs. Ils passèrent journée et nuit dans l’immobilité de cachettes, bouts de tranchées, abris de fortune sous un vent glacial qui rasait le plateau. Dans leurs « godillots » détrempés, racornis, chaussure inhabituelle, qu’une absurde manie d’uniformité administrative avait tenacement imposée, leurs pieds gigantesques, resserrés, gelèrent faute de circulation du sang. A la relève du 2e corps colonial, le 18, des milliers de Sénégalais ne purent suivre. Telle fut l’étendue du mal, que des bataillons entiers se trouvèrent passagèrement désorganisés. Pour comble d’infortune, évacués les premiers, parce que les premiers en ligne, les noirs furent égaillés par les transports sanitaires sur tout l’arrière du front, de Berck-sur-mer à Neuchâteau en Lorraine. La gelure, grâce à la saison, fut heureusement superficielle et les cas graves, très rares. Le remède eût pu se donner moins loin, en quelques jours, à portée des unités. La dispersion des Sénégalais était à peu près inutile. Quand, guéris, ils rejoignirent leurs corps, le général Mangin ne commandait plus son armée. En outre, les projets d’offensive à grande envergure étaient officiellement abandonnés.

Partant, plus de raison pour maintenir cette masse de choc sous la main du plus capable de s’en servir. A la fin de mai 1917, les bataillons noirs étaient disséminés et répartis sur tout le front. Des divisions qui les reçurent, certaines s’en trouvèrent fort empêchées. On s’y étonna même de leur voir des fusils : peu connus de leurs nouveaux chefs, ils furent d’abord employés