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tant qu’il y eut, dans leurs rangs, des soldats pour de bon. Je ne résiste point cependant à la tentation de citer le document suivant, lettre pathétique d’un de nos généraux spécialistes des troupes noires, alors colonel d’un régiment mixte colonial[1] et qui, comme tel, exécuta la diversion sur la rive asiatique du Bosphore :


Presqu’île de Gallipoli, le 17 mai 1915… La bourrasque terrible, grâce à laquelle nous avons pris pied de vive force sur la terre turque, a commencé le 25 avril et vient de prendre fin. Période de cauchemar, vécue dans la fatigue, l’insomnie, la chaleur le jour, un froid glacial la nuit, dans le piaulement constant des halles mauvaises, le ronflement strident des marmites, le râle des shrapnells… Ce bout de presqu’île a été un véritable enfer, un creuset diabolique dans lequel ont fondu nos beaux régiments heurtant du front des masses fanatisées, conduites par des officiers allemands excellents, précédées par des imans, menant le Croissant à la charge contre la Croix. Les ordres d’opérations ramassés par nous sur le corps d’officiers turcs tués, sont d’une énergie sauvage.

Le 25 avril, à 5 à 30 du matin, nous arrivions à l’entrée des Dardanelles. A mon beau….. colonial, l’honneur d’ouvrir le feu. Nous débarquons de vive force, à onze heures du matin… Débarquement sous une fusillade enragée et une averse d’obus de 210 dont le premier tombe juste dans une embarcation pleine et tue, broie trente-huit hommes… Mes Sénégalais ne s’affolent point, sautent dans l’eau jusqu’au cou, mettent baïonnette au canon et, en une noire marée, irrésistible, enlèvent le fort de Koum Kalé.

J’arrive avec le deuxième échelon (blanc) : même manœuvre… J’escalade [un haut talus] en trois bonds : on ne sent plus la fatigue en ce cas. La marée blanche me suit, baïonnettes hautes, et déferle sur le fort, derrière les Sénégalais, sur le village qui est sur les talons des Turcs en fuite.

J’organise la défense et prépare le débouché.

Balles, marmites à volonté. Chacun sourit. On s’habitue vile. Et la journée se passe en lutte acharnée qui redouble la nuit sous les assauts incessants de 10 000 Turcs (31e, 32e, 39e régiments, toute la division d’Erenkeui) bombardement varié, sans répit. On se bat à bout portant, derrière un mince réseau de fil de fer que j’ai pu faire établir d’urgence. A l’aurore, près de 2 500 cadavres turcs jonchent mes abords. J’ai pris des clichés qui seront effroyables. Le combat diminue d’intensité. Nous faisons 500 prisonniers terrorisés par

  1. Comprenant, selon le cas, un ou deux bataillons noirs sur trois ou quatre bataillons.