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prisonniers du sommeil. Les portes des quartiers sont fermées, les gardiens endormis dans leur niche souterraine ; au bout de chaque rue, je pousse un gros loquet de bois, j’entrebâille la porte massive, radoubée en maints endroits, comme la carcasse d’un vieux bateau qui aurait vogué sur les siècles, et qui s’ouvre en gémissant. Je me glisse dans une autre rue, et me voici dans un petit cimetière, d’une cinquantaine de tombes, qui entourent la qoubba d’un des sept patrons de Marrakech. Des dormeurs sont couchés entre les tertres, recroquevillés dans leurs haillons, pour se défendre du froid de la nuit et se protéger des mouches, qui vont jaillir en bataillons innombrables avec le premier rayon du jour. L’endroit est propice au sommeil, tranquille, à l’écart de la rue ; ces tombes musulmanes, aux pans doucement inclinés, font d’agréables oreillers, et le Saint qui règne ici ne peut qu’envoyer d’heureux songes à tous ces gens qui paraissent sortis un instant de leurs tombeaux pour y rentrer à l’aurore.

Soudain, au milieu des ténèbres, une voix sonore s’élève de quelque minaret tout proche, perdu dans la masse des maisons. Est-ce le chant de la résurrection ? Ah ! cela y ressemble, tant c’est inattendu au milieu de ce silence, parmi tous ces corps endormis… Ce n’est pas, comme dans le jour, la courte phrase gutturale qui appelle à la prière, c’est l’adieu au croissant, l’enterrement de la nuit, un long chant plein d’ardeur, qui se développe en roulades sans fin, tantôt chanté par quelque vieux muezzin, enroué d’avoir ainsi jeté depuis quarante à cinquante ans la même prière du haut du même minaret, tantôt léger et nuancé, quand c’est la voix d’un jeune homme, — mais toujours imprévu, dans son caprice, toujours un peu déconcertant pour nos oreilles étrangères et vraiment d’un autre monde, si ce chant vous arrive à travers les bruines d’un sommeil qu’il pénètre sans le troubler.

La voix qui m’accompagne, est une vieille voix usagée, pleine de trous, de précipices ; et pourtant, rien qu’à écouter ce. vieux rossignol de mosquée, l’imagination s’émeut, les murailles tombent, devant moi et laissent entrevoir en songe tout ce qu’elles cachent, avec tant de soin de choses véritablement belles ou simplement gracieuses, dont l’agrément est fait du demi-abandon où leurs propriétaires les laissent glisser doucement, de l’imprévu d’une vigne, d’un cyprès, d’un figuier,