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dédain un amateur de music-hall. L’autre jour, dans la foule des burnous qui les regardait travailler, j’avisai deux spectateurs vêtus de redingotes minables, la tête couverte d’un fez, les pieds dans des godillots. C’était eux-mêmes des Ahmed ou Moussa qui avaient fait le tour de l’Europe dans un cirque forain, usage assez fréquent chez les gens de leur confrérie. Ils me racontèrent leur histoire. Quand la guerre éclata, leur cirque était à Lille : les Allemands les firent prisonniers ; on les dirigea sur Dresde ; et là, ô merveilleuse utilisation des compétences, ces baladins du désert furent employés pendant quatre ans à enseigner les dialectes du Sous à un professeur boche ! Vingt autres cercles se font et se défont autour de quelque extravagant, qui avale à longs traits de l’eau bouillante, ou s’enfonce dans la bouche un cierge de poix enflammé. Et ces danses, ces chants, ces musiques, ce bruit sourd de tambourin, ces contorsions et ces sorcelleries, tout ce plaisir primitif, dans ce qu’il a de plus égaré, de plus trouble, de plus voluptueux, s’accompagne inlassablement de gestes religieux, de mains tendues pour la prière, d’invocations à Allah et à tous les saints de l’Islam, d’Amen et d’Amen encore mille fois répétés, de doigts qu’on porte à sa tête, puis à son front, puis à ses lèvres, de saluts et de baisers à l’infini mystérieux — en sorte que cette place folle entend, au long de la journée, plus de prières qu’une mosquée.

Ce lieu de la frénésie et du plaisir, on l’appelle Djema EI Fua, la Place de la Destruction, soit pour rappeler le souvenir d’une formidable tuerie qui aurait eu lieu en cet endroit, soit à cause de l’habitude qu’on avait, jusqu’à ces dernières années, d’accrocher là les têtes coupées des rebelles, au-dessus d’un mur bas et ruineux. Mais entre eux, les indigènes ne nomment cette place que la place du Trafic, pour éviter le mauvais sort qui ne manque jamais d’accompagner certains mots de fâcheux augure.

Et en effet, cent commerces s’agitent autour de ces spectacles et de ces sorcelleries : marchands de tout et de rien, d’orge verte, de pierres à chaux, de bois ou de paille hachée, qui se tiennent assis dans l’ombre de leurs ânes debout sur trois pattes (la quatrième est entravée) ; marchands d’oranges, de citrons, de cédrats, de grenades, de tous les produits d’une terre qui abonde en fruits admirables, dès qu’un peu d’eau vient la toucher ; vendeurs de cotonnades, qui se promènent