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homme d’État ayant manié les affaires me touche davantage.

Pourquoi Machiavel est-il l’unique, l’inimitable, celui qui a tout compris, tout expliqué, et pourquoi y a-t-il dans ses pages immortelles, dont la lecture me plonge dans les ravissements les plus ineffables de l’esprit, une substance que les siècles en se succédant n’ont pas dévorée ? C’est que son génie avait été fécondé par la pratique des affaires. Il avait parcouru les principales cours d’Europe et d’Italie, fait péniblement à cheval toutes les routes. Il avait agi, porté le fardeau politique pour son compte et pour celui des autres ; enfin il avait été proscrit, exilé, vaincu, et son expérience lui avait donné la clef de l’expérience des autres. Les mêmes raisons expliquent la supériorité de Guicciardini, dont les Ricordi et l’étude sur le Risorgimento de Firenze, inférieurs en style aux œuvres de Machiavel, l’égalent pour la perspicacité et la profondeur. Notre malheur est d’avoir été régentés par des rêves creux : et nos idées sont fausses à cause de l’inexpérience de leurs créateurs. Royer-Collard, Tocqueville, Benjamin Constant lui-même, et tous les autres petits dieux de cette Église, voilà qui nous a tout brouillé. Autant d’idoles à renverser de leur piédestal à coups de pierres. Les seuls politiques qui aient compris quelque chose aux réalités depuis 89, sont Mirabeau, Danton, Carnot, Napoléon, de Serres dans son second ministère, Villèle, tant qu’il est resté maître de son parti, Casimir Périer sous Louis-Philippe, Lamartine jusqu’aux Girondins et après 48, dans la deuxième partie de sa vie. M. Guizot n’y a jamais rien compris. Quant à Thiers il a été fourvoyé par trente ans d’opposition. Quand le temps en sera venu, j’attaquerai vigoureusement tous ces sujets ; on me sifflera : c’est que j’aurai raison.

Mais pour en revenir à tous les Littré passés, présents et futurs, en vérité leur prétention est divertissante. Est-ce que l’on sait parler d’amour si on n’a pas aimé ? Pourquoi des théoriciens, des abstracteurs de quintessence plus ou moins assommants, auraient-ils des vues politiques ? Ils ne peuvent que déraisonner et ils ne s’en font pas faute. Pourquoi voulez-vous que je leur demande des conseils ? Ah ! grand Dieu, j’en suis plein moi-même et tout prêt à leur en donner.

Vos perspectives belliqueuses ne me semblent pas justifiées. Rien n’annonce même de la froideur entre la Prusse et la Russie. Une guerre entre l’Autriche et la Russie aurait plus de