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pas été seulement la couverture des forces de l’Entente, mais aussi leur armature, — du moins l’une des pièces maîtresses de leur armature.

Ce fier privilège d’être devenue pour une grande part l’inspiratrice et l’éducatrice des nations alliées, la France l’aura chèrement acheté. Le grand travail de pensée, de critique de soi-même, de renouvellement de soi-même qu’elle a dû accomplir, il serait bien faux de croire qu’elle l’a poursuivi dans une atmosphère d’imperturbable sérénité. Ce qu’il convient bien plutôt de se représenter, c’est le heurt des méthodes, des théories, des tendances rivales ; c’est, dans l’intelligence et dans le cœur de ses meilleurs fils, la succession tragique des espoirs et des déceptions, des tentatives manquées et des recommencements ; et parfois des impatiences contraires s’opposaient violemment.

« Quoi ! disaient les uns, nous faut-il accepter le dogme étrange de l’inviolabilité des fronts ? Quand en aurons-nous assez de renforcer sans trêve le matériel de notre artillerie, de compliquer sans trêve l’armement de notre infanterie ? Pour tenter seulement un chétif coup de main, qui nous vaudra peut-être la capture de trois ou quatre soldats ennemis, nous en voici venus à dépenser des milliers d’obus de calibres variés, à raison de 1 400 kilogrammes de ferraille pour chaque mètre de tranchée à démolir. Et voici que nos fantassins, puissamment armés sans doute, mais empêtrés dans l’écrasant attirail de leurs fusils-mitrailleurs et de leurs mitrailleuses, de leurs obusiers et de leurs Stokes et de leurs Brandt, ne s’aventurent plus qu’à l’abri d’un bouclier de feux sans cesse épaissi, et jamais ils n’en ont fini de réclamer toujours davantage des artilleurs. Pour mener enfin à son terme l’odieuse guerre de siège, que nous manque-t-il donc ? La supériorité du nombre ? Non pas. Mais peut-être l’esprit manœuvrier, le goût du risque, l’audace. »

Et les autres disaient, au contraire : « Esprit manœuvrier, goût du risque, audace, mots dangereusement repris au vocabulaire napoléonien ! Rupture, percée, termes surannés, qui n’ont que trop couru déjà dans l’armée et dans la nation, et que trop nui ! Renforçons notre armement, encore et toujours : c’est la loi d’airain, qu’il faut savoir accepter. La guerre de mouvement ne pourra reprendre qu’au jour où, par un accroissement soudain et prodigieux de ses forces en artillerie, l’un