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huit ou dix pages : et le reste, c’est l’histoire d’un jeune homme qui, de nos jours, a des aventures analogues. Ce jeune homme, Vignerte, l’a échappé belle : un peu plus, il entrait à l’École normale et devenait un professeur ; ah ! quel ennui ! Mais l’Université l’a méconnu. Il a de l’énergie et quelque ressemblance avec les gentils garçons très hardis qu’on trouve dans Balzac et, si l’on veut, avec Lucien de Rubempré. De bonnes gens s’intéressent à lui et lui procureraient un emploi : cent soixante-quinze francs par mois pour enseigner l’histoire à des bambins ; et l’on ne vous défend pas d’ajouter à vos appointements le salaire des répétitions. Mais, au café-concert, Vignerte rencontre un ancien camarade, Ribeyre, l’un de ces camarades qui n’ont pour vous aucune espèce d’amitié : — Douze mille cinq cents francs pour être, dans le grand-duché de Lautenbourg-Detmold, le précepteur du prince héritier ?… C’est convenu. Et Vignerte s’aperçoit que, « dans la vie, il peut arriver qu’un indifférent fasse pour vous davantage qu’un ami. » Donc, il part : et, notre contemporain, si la Grande-duchesse de Lautenbourg-Detmold a l’obligeance de l’aimer, le voici tout prêt à jouer les Kœnigsmark. L’aimera-t-elle ? En tout cas, il l’aime. Il l’aime avant de l’avoir vue : quand il l’a vue, c’est une folie. Elle s’appelle Aurore-Anna-Éléonore. Elle est née princesse Tumène : et cela ne vous dit rien, parce que vous n’avez guère voyagé ; mais, si vous alliez à Kara-Koroum, à Samarkande ou, plus près, à Tiflis, on vous dirait qu’un prince Tumène eut des querelles avec Ivan le Terrible et que des princes Tumène étaient déjà décapités au temps d’Iaroslav le Grand. Le plus récent prince Tumène, père d’Aurore-Anna-Éléonore, on l’a vu dans les cabarets de Montmartre où de charmantes filles le célébraient sous le nom de Lili. Aurore n’a pas été bien élevée. Puis elle a épousé le Grand-duc de Lautenbourg Rodolphe. Celui-ci est mort ; on a dit qu’il était mort en Afrique : passons ! Le grand-duc est mort, vive le grand-duc. Aurore épousa le grand-duc Frédéric-Auguste, frère du défunt. Le prince héritier n’est pas son fils, mais seulement le fils du Grand-duc. Elle n’a point de fils et, comme elle entend la vie conjugale, n’en aura point. Vignerte, au Château de Lautenbourg-Detmold, ne rêve que d’Aurore : elle le dédaigne. Il rage ; et, pour occuper son triste loisir de cœur, il fouille la bibliothèque et les archives du château. Ce qu’il cherche, c’est un document relatif à son maître Kœnigsmark : et ce qu’il trouve, c’est un document relatif au Grand-duc Rodolphe. Trouvaille excellente, et non pour l’érudit, mais pour l’amoureux. Ce document, il le communique à la Grande-duchesse.