Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/669

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Locre et se rendait maître de ce réduit. Il en était aussitôt chassé par la 154e division et gardait seulement l’hospice, à 1 200 mètres au Sud dans la vallée.

Cette manœuvre du Corps alpin décidait du succès de toute 4’opération. On ne pouvait plus songer qu’à coiffer sur place l’attaque ennemie avec le peu qu’on avait à lui jeter à la tête ; il fallait lui barrer le débouché de la vallée, lui interdire l’accès des pentes situées à l’Ouest et le chemin de la plaine d’Ypres. Sur ce chemin, s’élève en arrière du Kemmel la butte aiguë du Scherpenberg, espèce de cône bizarre dont on reconnaît de loin la silhouette cornue, placée en dehors de la rangée des Monts de Flandre comme une sorte de serre-file. Le pied de cette butte est bordé en avant par la route de Bailleul à Ypres, qui après avoir franchi le col du Kemmel à Locre, passe au carrefour de La Clytte et à l’étang de Dickebusch. C’est sur cette ligne que se recueillent peu à peu les débris de la malheureuse 28e division, réduite à la force de deux bataillons, et que viennent appuyer peu à peu, pour achever de boucher le trou, des groupes de cavaliers à pied sous les ordres du général Forqueray. Vers onze heures, la situation se stabilise dans cet état.

Cependant, le général Massenet (39e division), alerté à dix heures trente à Winnezeele, fait connaître au général Madelin qu’il se porte au secours et que ses colonnes déboucheront entre cinq et six heures du soir. Des rapports d’aviateurs anglais prétendent que des Français résistent encore sur le Kemmel. A trois heures de l’après-midi, à cinq heures, ils ont cru voir, assurent-ils, de petits groupes bleu horizon isolés, encerclés, continuer à se battre sur la crête et dans le village. Il y a encore là-haut de la France qui s’opiniâtre. L’un des témoins affirme même qu’il a reconnu — drapeau ? cocarde ? — on ne sait quoi de tricolore. Que penser de ces fables qui surnagent dans les catastrophes ? Que croire de ces illusions qui colorent le malheur ? Ce rayon d’espoir, ce drapeau fantôme qui palpite avec les dernières lueurs du jour, c’était le mirage d’une volonté qui ne consent pas à sa défaite. Et en effet, sur le front de la hauteur où tant de courage fut écrasé, l’immense sacrifice laisse quelque chose d’immortel et l’héroïsme devient poésie.