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lourdes et légères enveloppe la montagne d’une nuée de plomb. Enfin, dernière surprise et peut-être la plus terrible, à tous ces feux de la terre se mêlent ceux du ciel : une effroyable charge d’avions, comme une cavalerie de tempête, vient mitrailler nos hommes à bout portant, semer dans les arrières la terreur et les bombes, frapper, démoraliser les imaginations. Cet emploi de l’aviation en masse fut peut-être le trait saillant de la bataille, l’élément d’inconnu qui provoque la surprise par une invention de terreur et de péril inédits. Tout le jour, on vit tournoyer et bondir leurs ailes gigantesques, au-dessus des fumées et des nuages de poussière, comme des oiseaux de mer rasant les vagues dans une bourrasque. On en compte plus de quatre-vingts sur le front d’un seul régiment. Ainsi s’exécutait l’ordre de Ludendorff, qu’on ne force pas le succès à coups d’hommes, mais que le grand moyen de combat est toujours la puissance des feux. Au matin les flancs du Kemmel apparurent chauves, nus comme après un incendie. Les Allemands, par le luxe prodigieux de leur machinerie, avaient produit ce cataclysme mêlé d’apparitions dans le ciel et de cette noire fantasmagorie.

L’attaque se prononça sous une brume épaisse, un peu avant six heures. Les Allemands, suivant une tactique invariable, avaient monté l’affaire en tenaille, par un double mouvement débordant, les divisions du groupe Siéger marchant d’Ouest en Est sur le village de Kemmel, celles du groupe Eberhardt devant les rejoindre à Locre par la vallée du Hellebeek. A notre gauche (Nord), à la jonction avec l’armée anglaise, la progression allemande put être contenue plusieurs heures ; à neuf heures, le 22e régiment tient encore les ruines du village et le petit bois au Nord-Est, en liaison avec la droite anglaise ; le général Madelin envoie un bataillon de son régiment de réserve (le 99e) pour dégager ces éléments et maintenir la liaison qui commence à fléchir. Ce mouvement, découvert par l’ennemi, ne parvient pas à déboucher ; la 9e division anglaise est rejetée peu à peu dans la cuvette marécageuse qui, entre le Kemmel et Ypres, forme l’étang de Dickebusch. Pourtant, une auto-mitrailleuse réussit à atteindre les lisières du village, où elle appuie la résistance.

Au centre, la situation était plus difficile. Le 30e régiment était submergé par le nombre entre six et sept heures, les