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large de la Chesapeake, et à « lever l’ancre. » Le docteur tint absolument à nous faire la conduite. Sur le pont, nous croisâmes la bordée qui montait prendre le quart. L’instant d’après, nous étions installés bien à l’abri sous la capote du canot à vapeur, ces messieurs nous jetaient de la coupée un dernier bonsoir, et le mécanicien mettait en marche. L’immense firmament américain étincelait, comme chamarré de constellations. La mer respirait à peine : le calme était infini. Tout à coup, au moment où nous venions de doubler l’avant de la Jeanne d’Arc, une voix jeune, — la voix de quelque gabier de quart, — enfreignant à demi la rigoureuse consigne du silence, commença de moduler en sourdine un chant populaire léonnais, familier à toute la Bretagne bretonnante :


En Finister me zo bel ganet,
En Kastel-Pol e-man va bro<ref>L’adaptation française traduit :

<poem>
Je suis natif du Finistère,
A Saint-Pol j’ai reçu le jour

</ref>…


Nous prêtâmes l’oreille, mystérieusement émus.

— Vous parliez de la musique de la langue française, dit le docteur Aurégan. Et celle-ci donc ! Quelle suavité n’a-t-elle pas !

Rappelé à l’ordre probablement, le chanteur s’était déjà tu. Mais sa mélopée interrompue se continuait, se prolongeait en nous, réveillait au plus secret de notre être le chœur subtil des nostalgies. La nuit américaine s’était attendrie de mélancolie bretonne, les cloches d’Is tintaient sous les eaux…

L’amiral Grasset rentre, ce soir, de Washington où les journaux annoncent que tous les détails de la coopération des trois marines ont été réglés d’un consentement unanime, et, avant l’aube de demain, la Jeanne d’Arc sera en route pour la France. Nous avons, ses officiers et nous, échangé nos adieux. Le docteur Aurégan s’en est allé le dernier : je l’ai accompagné jusqu’à la grille du « yard » académique et, là, nous nous sommes donné rendez-vous à son manoir natal de Kerdu, au pays de notre commune enfance. Mais nous reverrons-nous jamais ? Il a dû se le demander comme moi-même, lorsque nous nous sommes séparés. « La mer est si grande, » et ces temps sont si remplis d’aléas !… De retour à Ogle Hall, j’ai trouvé ma femme