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Tout son maintien respire une possession absolue de soi. On dirait qu’il a dépouillé son humanité pour revêtir la rigidité abstraite d’un principe.

Au prix de quel travail véhément sur lui-même, je veux le consigner ici, dès à présent, bien que je ne l’aie appris que plus tard, à la faveur d’un entretien avec M. Sedgwick, de l’Atlantic Monthly. Après avoir, lui, le directeur d’une des plus importantes revues des États-Unis, vainement quémandé un billet pour la séance, M. Sedgwick s’était avisé d’un subterfuge tout à fait américain : il avait obtenu, grâce à la complicité d’un ami, de figurer parmi les détectives attachés aux pas du Président, ce qui lui valut de pénétrer à sa suite dans le salon où le protocole exige que le chef du pouvoir exécutif attende la délégation du Congrès, chargée de l’introduire dans l’enceinte législative.

— J’en profitai, me racontait-il, pour lui adresser quelques mots, mais ce fut à peine s’il put articuler une réponse : il était tellement bouleversé que sa mâchoire inférieure tremblait. Une glace était là : il se planta devant elle, et, pendant cinq ou six minutes, je le vis, comme un athlète olympique avant les jeux, se pétrir, se malaxer des deux mains les muscles du visage, contraignant la chair récalcitrante à subir l’impérieux modelage de la volonté. Quand, à l’arrivée de la délégation, il se retourna vers nous, ce n’était plus le même être.

Nul vestige, en effet, du plus léger ébranlement nerveux chez le Wilson que nous regardons, l’haleine suspendue, dérouler impassiblement les feuillets de son message. Ces feuillets mystérieux, je me suis laissé dire que, par crainte de l’indiscrétion d’un copiste, il a consacré la nuit dernière à les dactylographier lui-même, sous sa lampe, dans la solitude inviolable de la Maison Blanche endormie. Il n’y a que ses très rares confidents à savoir au juste ce qu’ils contiennent et sous quelle forme plus ou moins franche, plus ou moins irrévocable, ils engagent les États-Unis dans la rouge aventure d’outre-mer. Avouerai-je que, malgré moi, je garde au cœur une vague appréhension ? Je n’ai pas impunément vécu, de janvier à juin 1915 et de novembre de la même année à mai 1916, les pires heures de la neutralité américaine. N’étant pas dans le secret de la pensée intime de Woodrow Wilson, — le Président aux trois w et aux innombrables doubles fonds, comme le dénommait alors une de ses spirituelles