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abord, l’idée de ne plus dépendre des préjugés étrangers à l’Art, d’une famille éplorée, en un mot du « bourgeois, » l’enchante : enfin, il est libre, il va pouvoir donner la mesure de ses facultés critiques d’une physionomie humaine, mettre l’accent sur les caractéristiques, les dissymétries, les tares mêmes : « Enfin, se dit-il, je n’ai plus affaire à un « client. » C’est un artiste : il n’a pas peur ! » Naïvement, il se met au travail. Mais à peine le travail est-il en train, qu’il déchante fortement. Ce même confrère, qui s’est si souvent gaussé avec lui des prétentions et de l’inintelligence « des gens du monde » se révèle subitement leur très proche parent, dès qu’il s’est assis sur la sellette du modèle. Il trouve admirable sans doute l’Innocent X, de Velazquez, ou l’homme à la trogne, de Ghirlandajo, mais il ne souhaite nullement se voir immortalisé de cette façon. Il proteste, ou s’il ne proteste pas, il s’étonne. On a vu des peintres se brouiller parce qu’ils s’étaient peints trop ressemblants. Tel portrait d’un grand artiste par Morot n’a jamais trouvé grâce devant son modèle. Les exemples chez Rodin sont célèbres. Ses admirables bustes de Dalou, de J.-Paul Laurens, de Puvis de Chavannes n’ont point entièrement réjoui leurs modèles. Dalou ne prit jamais possession du sien. J.-P. Laurens, sans le blâmer, il est vrai, et tout en l’admirant, lui reprochait amicalement, dit Rodin, de l’avoir représenté la bouche ouverte. Puvis de Chavannes se fâcha, se jugeant « caricaturé. » Whistler, lui-même, l’ironiste si abondant en sarcasmes contre le modèle, quand c’est un autre qui posait, était le plus mauvais modèle qu’on pût imaginer. Il s’endormait pendant les séances et quand il vit les effigies, pourtant admirables, que Boldini et M. Helleu, à l’huile ou à la pointe sèche, ont tracées de lui, il ne s’y reconnut pas. Sur le tableau de Boldini, il s’exprimait exactement comme s’exprime le bourgeois mécontent de son portraitiste : « On dit qu’il me ressemble, mais j’espère que je ne ressemble pas à cela ! »

Devant des exemples si fameux, où les seules alternatives qu’on puisse envisager sont l’échec d’un grand artiste ou bien l’incompréhension d’un autre grand artiste, on se sent tout rasséréné. Ils prouvent au moins l’une de ces deux choses : qu’un fort habile homme peut manquer votre portrait, ou que vous pouvez ne pas vous reconnaître dans un chef-d’œuvre,