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succession d’opérations éliminatoires et d’essais approximatifs. Ce ne sont pas les moins intelligents, ni souvent les moins grands artistes ; ce ne sont pas ceux qui donnent le moins de vie à une figure humaine, car le don de la vie et le don de la ressemblance sont choses fort différentes. Le don de la ressemblance est un peu comme la mémoire, qui ne préjuge rien pour ni contre le génie.

Si votre peintre l’attrape, tant mieux pour vos proches, vos amis, — vos ennemis peut-être. S’il la manque, mais réalise la vie et la beauté, tant mieux pour vos descendants. Si votre portrait ne vous parait point réussi, ni à vos entours, ne vous en inquiétez pas. Il n’est presque jamais arrivé qu’un beau modèle fût content de son portrait. Les plus grands maîtres n’ont pas satisfait leurs clients. Votre aventure vous est commune avec presque tous les grands hommes. Le maréchal Prim ne pardonna jamais sa magnifique allure à Henri Regnault. M. Clemenceau ne s’est pas reconnu dans l’œuvre magistrale de Rodin. « Mais, se connait-il ? » demandait timidement Rodin. Le pape Benoit XV non plus, d’ailleurs : il ne semble pas que l’ébauche esquissée par le maître l’ait, le moins du monde, ravi, et le don qu’il lui a fait de sa photographie, en le congédiant, apparaît plutôt comme une « faveur » que comme un éloge. Léon XIII, dont le profil était si beau, dans le sens « caractériste » du terme, accueillit fort mal l’œuvre vigoureuse et divinatrice de Lenbach : una volpe, disait-il plaisamment et un peu furieux. Une autre fois, désespéré d’avoir à se reconnaître dans l’effigie qu’un peintre italien avait tracée de lui et sollicité pourtant d’y mettre un mot de sa main, il ne put se retenir d’y adapter ce verset de l’Evangile, selon saint Mathieu, où il est raconté comment Jésus apparut à l’improviste à ses disciples pendant un orage : « Ne vous étonnez pas : c’est moi ! »

Voilà justement ce qu’ont envie d’écrire la plupart des gens sous le portrait qu’un maître vient de leur peindre.

Et ne croyons pas que modèle ou critique raisonnent ainsi parce qu’ils manquent de goût et de sens vrai de l’Art, ou, s’ils en manquent, disons que c’est comme en manquent les artistes eux-mêmes. Car les artistes, dès qu’ils posent eux-mêmes pour leur portrait, raisonnent précisément de la même façon. La volte-face est complète et si peu attendue que le confrère, qui fait fonction de portraitiste, en est toujours dupe. Au premier