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fleurs orientales, à la vapeur forte qui montait des marmites enfumées mijotant autour des vasques d'eau sur des feux de bois... Toutes les maisons mauresques, toutes les ruelles et les placettes, tout le quartier arabe, toute la campagne alentour étaient en liesse...

Seule, cependant, une habitation très ancienne, s'élevant un peu à l'écart et montrant au flanc du côteau de Sid-El-Kebir sa façade orgueilleuse, semble ne pas prendre part à l'universelle ivresse de tapage et de plaisir. C'est la demeure de Sid El Haloui, un caïd retraité, de noble souche. Les épaisses murailles blanches, décorées d'arabesques de plâtre et percées de lucarnes en ogives, demeurent immobiles, inébranlées... Tout autour, comme par un respect instinctif de la foule, il s'est fait un silence d'une mélancolie infinie. A l'intérieur, un calme auguste, une paix sereine tombe, du firmament haut et déjà sombre, sur la tabia [1] brillante de vieilles mosaïques jaunes, où frissonne un saule gigantesque. Autour d'un puits, le long d'une margelle bleue, une multitude de petits pots de basilic, de dimensions égales, alternent avec des vases d'œillets « joue de vierge. » Au milieu de la tabia, une table basse est dressée. Sur un plateau de cuivre, la lourde vaisselle de Gournah, à gros filets d'or, s'étale et miroite parmi les jasmins et les églantines.

Le maître de la maison est assis près de là, sur la hidoura [2] de fête, en peau de mérinos blanc. Vêtu d’une gandourah de soie, à pompons beiges, les pieds nus, ses sandales marocaines en cuir jaune déposées auprès de lui, il fume paisiblement un narguileh à l'eau de fleurs d'oranger. Il suit d'un œil distrait la fumée grise et odorante qui s'échappe de ses lèvres brunes, et monte en spirales dans l'air bleu du soir. Il écoute les pas furtifs de sa femme qui va et vient dans la cuisine d'en face, occupée à accommoder le souper...

Les grondements du canon de Ramadan ont cessé. La voix du medja qui consacre la fin du long carême s’est tue tout à fait. Le calme retombe, plus absolu encore...

Soudain, dans ce silence, le hennissement d'un cheval à l’autre extrémité du jardin se fit entendre, et tira de sa rêverie le paisible fumeur. Le vieux caïd sourit.

  1. Sorte de cour entourée d’une calissade, sur le derrière de la maison.
  2. Petit tapis de peau.