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cabinet. Au cours de ces négociations, je me fis auprès de l’Empereur le chaleureux avocat de la formation d’un gouvernement homogène, composé d’hommes sincèrement désireux et capables de réaliser la réforme constitutionnelle promulguée par le manifeste, mais en même temps résolus à résister aux exigences croissantes des révolutionnaires. Ce plan, le seul dont la réalisation me parût pratique, devait malheureusement échouer. Aucun des personnages sollicités par le comte Witte ne consentit à collaborer avec lui : les passions politiques étaient trop vives, et la tyrannie des groupes trop absolue, pour leur permettre de prendre une décision plus sage. Je demeure persuadé que leur refus de soutenir le comte Witte fut une lourde faute politique et un grand malheur pour la Russie ; car ce refus ne laissa d’autre alternative au comte Witte que de se rabattre, pour la formation de son cabinet, sur des éléments hétérogènes et strictement bureaucratiques, éléments essentiellement impopulaires dans le pays et ne pouvant lui donner aucune force vis-à-vis de la future Douma.

Au moment de rentrer à Copenhague, j’allai prendre congé du comte Witte : les propos qu’il me tint me frappèrent par leur pessimisme. « Le Manifeste du 30 octobre ; me dit-il, a empêché une catastrophe immédiate, mais n’a pas apporté de remède radical à une situation qui reste pleine de périls. Tout ce que je puis espérer, c’est d’arriver sans trop de secousses jusqu’au jour de l’ouverture de la Douma ; mais cela même n’est qu’un espoir, nullement une certitude : une nouvelle explosion révolutionnaire reste toujours possible. » Un pareil découragement chez un homme aussi énergique était fait pour me surprendre ; je ne pus me l’expliquer que par la profonde déception que lui avaient causée les résultats, immédiats du Manifeste, et surtout la défection du parti libéral modéré, à laquelle il ne s’était pas attendu et dont il me parla avec une grande amertume.

L’attitude que j’avais prise au cours des pourparlers avec les libéraux modérés m’avait désigné comme le candidat le plus probable au poste de ministre des Affaires étrangères dans un Cabinet qui serait formé avec leur concours. En me recevant en audience de congé, l’Empereur me prévint que le comte Lamsdorff, fonctionnaire typique de l’ancien régime, qui ne pouvait ni ne voulait s’adapter au nouvel ordre de choses, se retirerait