Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/393

Cette page a été validée par deux contributeurs.
389
LA « LIBRE BELGIQUE. »

Si toutes ces conditions étaient défavorables pour la vie d’un journal, il en était d’autres bien plus désastreuses. Le papier manquait. C’était un tour de force d’arriver à constituer des réserves ; c’en était un autre de les cacher et de les utiliser. Tous les stocks, chez les détaillants et les marchands en gros, étaient inventoriés avec échantillons dûment établis par la police allemande. Même scrupuleuse surveillance chez les imprimeurs pour les caractères typographiques. Quand un numéro paraissait, des experts perdaient leur temps à identifier ceci et cela. On se tirait d’affaire malgré tout.

C’était plus difficile encore quand on devait utiliser le papier couché pour l’impression des clichés, mais alors on s’ingéniait, car on savourait à l’avance dans la « cave automobile » le plaisir qu’éprouverait le public à admirer la photographie du gouverneur Bissing lisant la Libre, ou celle de son successeur Falkenhausen avec un autographe priant la direction de traiter les animaux avec douceur[1]. Il parlait pro domo. Naturellement les images étaient admirablement truquées.

La grosse, la très grosse difficulté était de trouver des imprimeurs. Dès le numéro 3, il y avait déjà une panne. Quand la « frousse » s’emparait du typo, il n’y avait plus rien à faire. Il fallait chercher ailleurs.

Eugène Van Doren eut les soucis de la première heure. Il avait la mission de porter la copie chez l’ouvrier. Pour éviter toute surprise, c’était dans une canne creuse qu’il roulait les manuscrits tapés à la machine sur papier pelure. Au quatrième numéro, le Père Dubar entra en scène en prêtant son imprimeur, le brave Allaer. Comme ce dernier était père de neuf enfants et qu’il jouait une partie dangereuse, le jésuite n’était pas tranquille. Il décida avec Van Doren qu’on achèterait, grâce à l’intervention pécuniaire de M. Victor Jourdain, des caractères neufs et que la composition du journal se ferait dans la

  1. La Libre Belgique réussit, en dépit des difficultés extrêmes du tirage, à imprimer quelques numéros illustrés : le portrait du Roi, le Rêve de Détaille, le Kaiser aux enfers, d’après le fameux tableau de Wiertz contre Napoléon. — Les deux images dont il est parlé ici, sont deux photographies truquées des gouverneurs allemands. L’une montrait Bissing avec un numéro de la Libre Belgique entre les mains, et cette inscription : Son Excellence le baron von Bissing et son amie intime. La seconde figurait Falkenhausen avec cette dédicace burlesque : « Très touché de vos sentiments, mais traitez donc les animaux avec douceur. » C’est la formule qui, à Bruxelles, correspond à notre Soyez bons pour les animaux.