Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/326

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un peu délabré. L’église, c’est Saint-Louis, l’hôtel, c’est la cure. Une vieille servante trotte-menu nous ouvre le lourd portail et nous introduit dans le « parloir. » Un prêtre d’une cinquantaine d’années vient à nous, la main tendue. M. Cussachs me présente au « Père » Racine, — un Racine émigré, il y a quelque vingt ans, non de la Ferté-Milon, mais de Combourg.

Oui, dans ce quartier des bords du fleuve, hanté par les poétiques fantômes de René et de Céluta, j’ai la satisfaction plutôt imprévue de retrouver un compatriote de l’auteur des Natchez. Nous évoquons naturellement le « pays de douce souvenance. » M. Racine me raconte comment il l’a quitté à la sollicitation de l’évêque de la Nouvelle-Orléans, un Français lui-même, un Lyonnais, Mgr Laval.

— Je ne serais pas Breton si je n’avais de temps à autre mes petits accès de nostalgie, nous confesse-t-il. Mais, outre qu’un prêtre est dans son élément spirituel partout où l’appelle son ministère, quel séjour pourrait, mieux que cette ville, me donner le sentiment de la patrie ? Il n’y a pas jusqu’au grand nom de Chateaubriand qui ne plane sur elle, comme vous dites, presque aussi majestueusement que, là-bas, sur mon berceau natal. Puis, sous la mince couche d’américanisme qui la recouvre à la surface, elle est restée si française, — oh ! si française ! Une de ses romancières les plus distinguées, miss Grâce King, veut même qu’elle soit une Parisienne d’antan qui aurait fait voiles vers les rives du Mississipi, moitié par curiosité du Nouveau Monde, moitié par ennui de l’ancien. On serait tenté de le croire à la frénésie avec laquelle elle se rue aux divertissements frivoles, durant cette période des Gras. Mais, dans le train ordinaire de l’existence, tout en savourant comme un bienfait de Dieu la joie de vivre que lui verse si abondamment son beau ciel, elle se comporte, en réalité, comme une provinciale très sage, très digne, très respectable. Vous connaissez, je suppose, les salons de sa haute société créole : ils ont une noblesse, une harmonie tout à fait vieille France, si je peux m’exprimer ainsi. Et quelle finesse de culture, quel aristocratisme de manières chez les gens ! Ils sont fiers de se proclamer citoyens de la libre Amérique, malgré les cicatrices, encore douloureuses après plus d’un demi-siècle, qu’a laissées au cœur de beaucoup d’entre eux la guerre de Sécession ; mais la chose dont ils se font gloire par-dessus tout,