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Chinois, des Allemands, — beaucoup d’Allemands, — et même des Américains. Sur l’estrade Bryan gesticule. La face, rose et pleine, encadrée de longs cheveux noirs, est d’un ecclésiastique ou d’un, acteur : d’après mon compagnon, il y aurait en lui des deux. Au moment où nous sommes entrés, il criait de toute la puissance de ses poumons :

— Pourquoi avez-vous abandonné derrière vous la terre de la patrie ? Pourquoi avez-vous affronté, dans les conditions de voyage les plus précaires, les périls d’un immense Océan ? Qu’est-ce donc qui vous attirait sur ces bords ? Que veniez-vous chercher ici ?

J’ai cru un instant que c’était moi qu’il apostrophait ; je n’ai été rassure que lorsque l’auditoire, en une formidable clameur, a répliqué d’une seule voix :

— La paix ! Oui, la paix !

— Nombreux sont pourtant, a repris Bryan d’un ton tragique, — nombreux sont les mauvais citoyens qui rêvent de lancer ce pays de la paix dans une guerre exotique, déchaînée à trois mille milles de lui, sur laquelle on ne l’a pas consulté et où il n’a, par conséquent, rien à voir. Ils nous disent : Si vous n’allez pas à elle, c’est elle qui viendra à vous. À cela je réponds. Qu’elle vienne ! Ce que je veux, si nous devons nous armer, c’est avoir une guerre qui soit notre guerre, une guerre que nous fassions pour nous, et non pour d’autres, une guerre que nous puissions conduire à notre manière et terminer quand bon nous semble. Celle où l’on parle de nous entraîner est la guerre de n’importe qui, la guerre de tout le monde (everybody’s war). Les gens d’Europe l’ont entreprise sans nous, qu’ils la liquident sans nous ! Si nous nous y fourvoyons avec eux, force nous sera d’y demeurer jusqu’à ce qu’ils en sortent et de nous battre pour les mêmes objets médiocres qu’ils poursuivent.

Puis, les paumes des mains dressées en un geste d’exorcisme :

— Dieu garde la jeune Amérique de s’immiscer dans les querelles du vieux continent !

Tempête d’applaudissements, coups de sifflet d’approbation frénétique, hourras, vociférations sauvages dans toutes les langues de Babel. Nous nous évadons écœurés.

— C’est le Sermon dans les Bas-fonds, déclare mon ami que