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Un voyage en Algérie interrompit ces exploits. Mon frère s’était engagé aux spahis, ma mère et moi allions le revoir dans le pays où le nom de notre père vivait encore, ce pays où tenait toute mon enfance et dont le mirage me poursuivait d’un regret depuis que, en 1871, je l’avais quitté pour le Prytanée de La Flèche.

Après la statue de Presnes-en-Woëvre, élevée au Meusien, une statue à Kouba, où notre père avait vécu enfant et étudié à l’école, allait commémorer l’Africain colonisateur, le soldat du désert. Les mêmes artistes coopérèrent à cette statue : Mme Albert Lefeuvre et Lucien Leblanc. Elle était plus simple, mais aussi expressive : notre père s’y dressait seul sur le socle. La chute du voile fut émouvante : je vis des officiers pleurer. Des chasseurs d’Afrique, du 1er régiment, celui que notre père avait commandé comme colonel, formaient un des côtés du carré sur leurs petits chevaux blancs et gris. J’entends le « Garde à vous » trompette dans l’air clair, avant les discours de notre parent et ami M. Tirman, Gouverneur de l’Algérie. Je ressens, immobile derrière notre mère, un étouffement dans la nombreuse assistance d’honneur tassée sur ce petit espace, et l’appui que m’offraient, contre la poussée, les robustes épaules de ces vieux amis du passé, dans leurs nobles vêtements arabes, parfumés d’ambre et de tabac blond, Si Slimen ben Siam et son beau-fils Mohammed ben Siam. Au banquet qui suivit, Jean Aicard récita des vers.

Il me sembla que, malgré cet incurable sentiment de timidité et de gaucherie qui me dépaysait, aussitôt sorti de ma vie intérieure, je participais mieux à cette cérémonie qu’à celle de Fresnes. En effet, ce pays, où mon père avait laissé un nom légendaire, était celui de mon enfance : les visages, les arbres et jusqu’à la couleur de la mer et du ciel, tout m’y était familier.

Que de souvenirs ressuscités pour moi, dans ce décor merveilleux ! Je ne pus revoir sans émotion le champ de manœuvres et sa terre rouge, la plage de Mustapha, la Pointe-Pescade où le flot bat les roches semblables à d’énormes éponges pétrifiées, le jardin d’Essai avec ses allées de bambous et de dattiers enlacés de roses, avec le cri aigre des paons, et le petit café maure toujours somnolent sous un vieil arbre. Je