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moment où, m’étant repris de son influence, les crudités de ses romans m’offusquaient.

Avais-je renoncé à la pantomime ? Non, bien au contraire, car je voyais ce genre, dont j’avais été l’annonciateur, soudain sortir de sa léthargie. Mon idée, jadis prématurée, prenait corps et, d’autres l’utilisaient. Arlequin, Colombine, Pierrot, Polichinelle allaient triompher dans les salons, les ateliers et au théâtre.

Jusqu’à présent, le soutien de la musique avait manquer à Pierrot assassin de sa femme. La musique est indispensable à la pantomime : outre qu’elle s’y marie excellemment, elle en nuance les émotions, elle en souligne l’expression, elle lui crée une atmosphère mystérieuse et plastique. D’une note, d’une phrase, elle sculpte, elle dessine : la musique est à la pantomime un vêtement collant et fluide, qui se reflète même sur le décor et atteint, par des prolongements invisibles, les plus ténus états d’âme du spectateur auditeur. J’eus la rare bonne fortune de trouver dans le compositeur Paul Vidal le plus compréhensif des collaborateurs, en même temps qu’un musicien du plus grand talent. La partition qu’il écrivit pour Pierrot assassin de sa femme est un bijou de précision rythmique et de sensitivité nerveuse : tout y est, le rêve, le bouffon, le saccadé, le tragique, le funèbre. Je revois nos répétitions, dans son cinquième de la rue des Martyrs. Il fallait secouer sa paresse ensommeillée, car il se couchait tard, et le faire lever. Enfin habillé, geste à geste et note à note, au piano, il cherchait, je mimais ; nous tâtonnions jusqu’à ce que la phrase musicale collât à la peau du rôle.

Le salon d’Alphonse Daudet eut la primeur de Pierrot assassin de sa femme sous cette forme définitive ; le peintre Montégut avait peint un décor. Cette soirée, en février 1887, eut un succès qu’Edmond de Goncourt, assistant à une répétition, prévit dans son Journal. De chez Daudet, notre petit drame se promène chez le peintre Carnier, chez Paul Eudel, chez Roger Ballu. Une page de l’Illustration a fixé ces visages successifs du Pierrot narquois, fourbe, cruel, ivrogne et meurtrier que j’incarnais avec une joie d’art intense et obsédée, si convaincu que, pour agrandir mon front sous le serre-tête, je me faisais échancrer au rasoir les cheveux sur le front et les tempes ; ce qui rendait fort laide la repousse et intriguait à bon droit ceux qui ne savaient pas la cause de cette défiguration.