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au jour le jour qu’aboutissaient les rêves exaltés de mon enfance et les immenses désirs de mon adolescence ! Les triomphantes amours, les conquêtes de la fortune et de l’ambition, c’était cela ? Rien que cela !

Combien pesaient alors sur moi les soucis de la pauvreté, la charge d’une famille, l’inquiétude du lendemain qu’allégeait autant qu’elle le pouvait la sollicitude de ma mère ! Si encore j’avais su me créer, à côté, une carrière d’avenir ; mais laquelle, puisque je n’étais bon à rien qu’à mettre du noir sur du blanc ? Dans mon ignorance de la réalité, les professions ne me représentaient que leurs difficultés, et aucune ne m’eût séduit. Ce pis-aller, la copie machinale du bureau, était encore ce qui me convenait le mieux.

Et c’est là qu’Edmond de Goncourt me donna une grande preuve d’amitié. Il me questionna sur mon existence et quand il en sut les conditions précaires, il déclara à Alphonse Daudet qu’il fallait « faire quelque chose » pour moi. Cela se traduisit par l’assurance donnée par Daudet à l’éditeur Georges Decaux que j’aurais un jour du talent. Georges Decaux était un novateur, un des esprits les plus actifs de la Librairie. Il eut foi en cette caution et consentit généreusement à me garantir des mensualités modestes, mais suffisantes avec le peu que je gagnais au bureau, pour assurer mon sort. En ce temps-là, en dehors des gros tirages de Zola et de Daudet, la littérature ne rapportait que faiblement. Edmond de Goncourt et Alphonse Daudet en me procurant, par le bon vouloir de Georges Decaux, la possibilité de travailler sans trop de tourment, me gratifièrent d’un bienfait dont je leur resterai toujours reconnaissant.

Mes seuls plaisirs étaient mes visites du dimanche au Grenier d’Auteuil, — encore les espaçais-je par timidité et discrétion, — ou de loin en loin une invitation chez Daudet. Je ne puis me rappeler tous ceux que je rencontrai alors chez Edmond de Goncourt : ceux que je revois le mieux sont Octave Mirbeau, Léon Hennique, Paul Hervieu, Gustave Geffroy, Lucien Descaves, J.-H. Rosny aîné, J.-H. Rosny jeune. Je n’y rencontrai Zola qu’une fois ; préoccupé et contraint, il tracassait, d’un tic familier, les tirants de ses bottines en racontant une histoire de scatologie rurale. Cette impression un peu déplaisante contribua à me rendre très injuste à son égard, à un