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sur les rangs houleux d’hommes et de femmes. On eût dit Paris submergé par une invasion : toutes les castes se pressaient dans un même enthousiasme. Là où je ne voulus voir que la pitié française, tout se confondait : la joie d’une journée de repos et d’amusement pour les yeux. Ce fut un autre 14 juillet : on y but, on y fit ripaille. Qu’importe cette écume emportée dans un tel flux de vie souveraine ? On avait acclamé Victor Hugo ; et que beaucoup l’ignorassent, que pour ceux-ci il fût seulement l’ennemi de Napoléon III, pour ceux-là l’auteur des Misérables, et pour d’autres le sublime porteur de lyre, le dernier Orphée, l’essentiel était que cette foule immense eût communié, du plus haut au plus bas, par la raison, par le sentiment, par l’instinct même, dans cette gloire sans égale…

Il fallait au paroxysme de mes regrets un dérivatif. Le « Grenier » des Goncourt me l’offrit. Le grand survivant l’avait ouvert en février 1885. Les journaux avaient annoncé cet événement littéraire, en publiant, selon leur habitude d’inexactitude et de sans-gêne, les informations les moins contrôlées.

Edmond de Goncourt avait bien voulu, à propos de Tous Quatre, m’écrire une lettre bienveillante. J’avais lu et relu cent fois la fine écriture comme burinée. Aller sonner à la porte du petit hôtel de l’avenue Montmorency (je le connaissais bien, pour avoir rôdé dévotieusement autour), quelle tentation ! Mais une pudeur, la honte de mon insuffisance me retenaient. Je dus au comte Primoli, rencontré chez Elémir Bourges, la joie craintive de cette visite où il se fit mon introducteur. Je devais par la suite lui savoir gré de deux autres présentations, aussi intéressantes pour mes souvenirs de famille que pour ma curiosité de romancier : l’une chez l’impératrice Eugénie, au Cap Martin, l’autre rue de Berri, chez la princesse Mathilde.

Me voici donc dans le Grenier, myope, balbutiant, craignant de mal entendre et de répliquer de travers. Edmond de Goncourt répondit, dès la première minute, à ce que j’imaginais de lui. Il avait la haute mine d’un Maréchal des Lettres (et je crois bien avoir été le premier à le qualifier ainsi) avec sa chevelure blanche ondée, sa moustache et sa mouche blanches, son beau nez droit, sa figure large et pâle, ses splendides yeux noirs à pupille dilatée.

Ni le portrait du Nittis, ni même le si beau tableau de Carrière ne m’en ont donné depuis l’idée absolument exacte :