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châtré. C’est plutôt bien le désir inverse, un besoin de s’affirmer en choquant les idées reçues, qui lui donne cette franchise d’accent, ce verbe brutal. Je n’ai pas lu pour rien Zola, que j’admire depuis l’Assommoir, bien que mes véritables maîtres d’esprit soient les Goncourt et Alphonse Daudet.

C’est toute mon enfance algérienne, mes années de bagne à La Flèche, mes ambitions de début que j’ai versées là, en vrac. Tous Quatre est pour moi ce que David Copperfield est à Dickens. Sous la part de fiction obligatoire, c’est ma sensibilité personnelle qui anime ces pages ; ce que j’ai vu, observé, senti, aimé, ce dont j’ai souffert, ce dont j’ai joui ; mes élans passionnés, mes déceptions, mon rêve de gloire, mes goûts, mes amitiés… Aucun de mes livres n’est autant moi. L’art y manque, mais la vie et son trop-plein s’y reflètent, malgré les défauts qui crèvent les yeux : le réalisme grossier qui faisait alors la mode, une fausse perversité qui était bien la marque d’un écrivain jeunet, la pléthore d’un cerveau qui a beaucoup emmagasiné, mais à qui manquent l’équilibre et l’ordre, tout étant jeté là, frémissant, vif et cru, sur le papier.

Sous la lampe d’huile et dans son rond de lumière douce, je pouvais, à travers les mystérieux petits hiéroglyphes de l’écriture, voir se lever d’innombrables images de tristesse, de beauté, de désirs, de regrets. Des êtres réels et fictifs, dédoublés ou recomposés, vivaient leur vie fantômale ; des événements s’enchaînaient selon la trame logique des effets ou des causes, brisée net par le caprice du hasard ou le coup de foudre de l’accident. Quelle volupté j’éprouvais à pénétrer dans la nuit de plus en plus silencieuse ; les rumeurs du quartier, les bruits de la maison s’étaient éteints depuis longtemps : les ténèbres de la ville m’enveloppaient de leur velours sombre ; la solitude me révélait son âme de mystère ; j’étais, dans mon cercle de clarté limpide, comme le gardien du phare dans un ciel sans limites. Je sentais peu à peu, avec la petite fièvre lucide du travail, s’alléger la pesanteur de mes membres, je n’étais plus que nerfs, pensée vibrante, esprit désincarné. Ce sont là les ivresses du premier livre : je vivrais mille ans sans les oublier…

J’ai le bonheur d’écrire, dans une revue à couverture jaune qu’un fonctionnaire du Ministère édite pour des familles et des abonnés de province, quelques lignes sur le Crépuscule des Dieux, d’Elémir Bourges, que m’a signalé Sainte-Croix. Et