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D’abord la maison où habite Alponse Daudet : seuil fascinant, mais d’où je ne vois jamais sortir le maître. Se peut-il ? Daudet demeure là, simple mortel, dans un appartement, comme vous et moi : Daudet, le magicien du Midi, le sensitif, le frémissant conteur qui vivifie tout ce qu’il touche, Daudet dont j’ai déjà lu tous les romans, mais dont je ne connais, comme portrait, qu’une photographie grandeur nature, rue de Rivoli, où, jeune, il exhibe une chevelure embroussaillée de prophète et dirige sur vous ce noir, ce doux, ce nostalgique regard qu’avive jusqu’à l’aigu le monocle ! Comment fait-il pour que ce petit carreau tienne si bien ? Moi, je n’ai jamais pu.

— « Si tu allais voir M. Daudet, si tu lui écrivais, m’a suggéré ma mère, peut-être te recevrait-il ?…

Ah ! bien, oui ! Je l’admire trop pour oser le déranger. Qu’est-ce que je lui dirais que de pauvre, de gauche, d’indiscret ?… Plus tard, oui, si j’ai du talent. Mais d’ici là, je me contente de saluer au passage, avec tendresse, avec amour, le cadre de pierre et les vantaux de bois que surmonte le chiffre 31, sur une plaque bleue…

Ce n’est pas cette année que je dérangerai Alphonse Daudet. Dans la foule qui se presse autour de l’avenue d’Eylau pour souhaiter à Victor Hugo sa fête, je me sens bien le plus perdu, le plus chétif des passants anonymes : comme ce soir où le magasin du Printemps brûle, détachant sur un formidable feu de Bengale pourpre le cadre de ses fenêtres vides et de sa façade noircie avant l’écroulement final.

Puisque nous habitons près du Théâtre-Français, j’en use et j’en abuse. La curieuse silhouette de Mlle Feyghine traverse la Barberine de Musset. On se demande qui a posé pour le Bellac du Monde où l’on s’ennuie. Worms donne un âpre accent à Nourvady étalant, pour tenter la princesse de Bagdad, le coffret où s’entasse un million en or vierge. Mais combien aux modernes, aux classiques, aux romantiques même, je préfère le délicieux clair de lune de Shakspeare, ce prisme fugace de fantaisie, d’émotion chatoyante qu’est le théâtre de Musset ! Et cette fois, les héroïnes m’en émeuvent moins, la blonde Jacqueline poudrée, l’altière Camille, Marianne au visage de rose, que les amoureux qui parlent si bien de leurs souffrances ou de leurs joies : Octave rieur sous son masque, le pâle Celio en noir, Perdican, Fortunio et ces divins grotesques, ces