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avec des morceaux de viande. Le naturaliste Roth, au xviiie siècle, avait signalé les mouvements qui se manifestent sur une feuille de drosera quand on y place un petit objet. Soit une fourmi : les poils de la feuille se courbent, la feuille se replie sur elle-même ; la fourmi est retenue par le liquide visqueux des poils et elle meurt. Cela ne prouve pas que la fourmi soit digérée. Mais Darwin institue, à ce propos, une expérience. Aux deux extrémités d’une feuille de drosera, il place un morceau de viande à demi rôtie et un morceau de gélatine. « La feuille, dit Darwin, se nourrit spontanément. Au bout de onze jours, je retrouvai une trace de la viande : la surface de la feuille était noircie à l’endroit où la viande avait reposé. La gélatine avait complètement disparu. » Darwin n’en resta pas là. Au lieu d’un morceau de gélatine ou de viande, il posa sur la feuille un petit morceau de fromage. Et, onze jours après, le fromage était toujours là : il n’avait pas marqué de trace sur la feuille. Bref, le drosera aime assez la viande rôtie, adore la gélatine et déteste le fromage !… M. Gaston Bonnier vous prie de faire la même expérience, non pas sur une feuille de drosera, mais tout simplement sur une table. Au bout de onze jours, que verrez-vous ? La gélatine aura disparu ; la viande rôtie aura diminué, marquant sur le bois une trace : le fromage sera toujours là et n’aura point marqué de trace. N’allez-vous pas conclure de cette observation qu’une table de bois digère à merveille la gélatine, et digère assez bien la viande rôtie, et refuse obstinément le fromage ? Mais oui ! Ou plutôt, ne concluez pas.

Les expériences et les observations de Charles Darwin, dont il était si fier et, croyait-il, fier avec tant de modestie, — car il sacrifiait à ce très humble mérite la renommée de philosophe qu’on lui offrait et qu’on le suppliait d’accepter, — ces observations et expériences composent un roman de la nature aussi hardi que celui que l’on raille si volontiers chez notre Bernardin de Saint-Pierre.

Mais qu’importe ? Le naturaliste Charles Darwin compte peu, en dépit de ses réclamations. Ce qui compte, ce qui est immense et qui a modifié la pensée contemporaine, c’est la philosophie de Charles Darwin, en dépit de ses protestations : plus encore, c’est la philosophie dérivée de lui, et c’est la série prodigieuse des contresens que l’on a faits sur l’« hypothèse d’histoire naturelle » qu’il avait proposée. Aucune doctrine n’a eu, de nos jours, une telle fortune. La doctrine de l’évolution s’est répandue avec tant de puissance qu’elle a pénétré partout, jusqu’aux endroits où elle n’avait rien à faire. Les philosophes l’ont adoptée d’abord : ou certains phi-