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d’ailleurs. Mais cette fois le péril est plus grave. Au cours (1ère tragique été, devant une force ennemie qui s’approche en armes et en nombre, les gens de Domremy, comme évidemment aussi les gens de Greux et d’autres populations d’alentour, abandonnent en masse leur territoire envahi, leurs maisons menacées, et se jettent sur la route qui mène à l’abri le plus. proche, la frontière du tranquille duché de Lorraine. Avec ses compatriotes et ses parents, Jeanne fait l’expérience de ce genre sinistre d’exode qui se nomme l’évacuation. »

Elle marche, avec eux, sur la route de Neufchâteau. La navrante colonne s’allonge. Elle remonte la vallée de la Meuse et traverse Goussey. Les gens, les bêtes, les charrettes se succèdent. Las chevaux de labour sont attelés. Sur les chars se heurtent de lamentables épaves, chargées en hâte, coffres, sacs de grains, provisions, bardes et ballots, infirmes et vieilles-gens, étalés sur la paille, et durement cahotés. Des troupeaux s’intercalent, moutons serrés en nappe, bandes de vaches, chèvres et pourceaux. A pied, les fugitifs se mêlent aux animaux et aux voitures. Ils portent à la main leurs plus précieux objets, tristes choses disparates qui leur sont demeurées chères. Çà et là, plus lourdement, la taille déformée, une femme ralentit le pas. L’osier d’une cage rustique où s’entrevoit un-oiseau du pays se balance à la main d’un enfant. Et sur les pauvres visages, les traits tirés, les yeux secs, sous le soleil qui brûle ou la pluie qui bat, sont modelés par un dur ébauchoir, comme dans l’argile terreuse, le désespoir et l’épuisement.

La grande pitié qui était au royaume de France, celle que lui racontaient ses voix, Jeanne la contemplait de ses yeux, dans la vallée de la Meuse. Et son cœur saignait de navrance et de peine.

A Neufchâteau, sur la terre du duc de Lorraine, Jacques d’Arc et les siens, réfugiés de Domremy, passent une quinzaine-environ. Ils étaient installés dans une auberge que tenait la femme de Jean Waldaire, dite la Rousse, honnête et de bon renom. Le troupeau sauvé paissait au dehors. Jeanne le surveillait comme il convenait en cas pareil : d’autre part, elle aidait l’hôtesse aux besognes nécessaires. Les conditions de ce séjour, étrangement transformées, devaient servir plus tard, dans le parti de Bourgogne surtout, à présenter la Pucelle venue des Marches de Lorraine comme ayant fait le métier de servante dans un