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brisées. Le piano, à moitié démoli, avait été relégué dans un coin. Parfois un soldat désœuvré appuyait sa main lourde sur le clavier d’ivoire : alors un son grêle s’exhalait comme une plainte sous ce toucher brutal.

Le jardin d’hiver aux colombes blanches avait subi les mêmes outrages que les salons. Tout avait disparu, jusqu’aux derniers vestiges des plantes rares. Rien n’existait plus. Il semblait qu’une invasion des Huns eût tout balayé. Çà et là des débris d’objets, épaves rejetées par la tempête, achevaient de mourir. A mon cœur ils parlaient de jadis, comme ces fleurs fanées d’un bouquet que l’on retrouve, après des années d’absence, dans une maison abandonnée. Les pétales sont flétris et desséchés, mais leur mort se souvient de leur existence parfumée d’autrefois.

Dehors, des groupes de soldats sont couchés sur l’herbe, jadis si soigneusement passée a la tondeuse… Tout d’un coup, l’air fut déchiré par un bruit strident : c’était l’annonce du dîner. Aussitôt des centaines d’hommes se ruèrent comme des bêtes affamées, dans ce paradis désaffecté où maintenant se cuisinait la popote du soldat. A l’haleine embaumée des fleurs succédait une odeur de soupe et de choux.

Ce bruit, cette scène triviale, déshonorant les ruines d’une splendeur abolie, me firent détourner la tête. Je ne voulais plus rien voir de ce qui était sous mes yeux. Je m’enfuis ; et, dans ma fuite, j’étais poursuivie par une vision d’antan : sous les arceaux de la pergola, restée par miracle intacte, la silhouette mince et gracieuse de la jolie danseuse m’apparaissait, rêvant a ses succès et a sa gloire d’artiste sous la garde jalouse des roses jaune tango.


IX. — UNE VISITE A SMOLNY
Mai-juin.

Ma mère et mes enfants sont en Finlande depuis avril. Tranquille sur leur compte, je suis restée à Petrograd, afin d’organiser dans notre propre maison un lazaret pour les grands blessés. En dépit du malheur des temps, je ne me considère pas comme relevée de mes fonctions. Les changements politiques sont sans influence sur le devoir d’une sœur. Sous tous les régimes, un blessé demeure toujours pour elle un