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disparus, d’autres plus tard prieront pour lui, quand il sera couché dans la terre humide. Encore, le moujik a-t-il pour se distraire le cabaret, mais la femme du peuple, en Russie, trouve dans l’église le refuge unique, l’unique poésie de sa morne existence. Sous ses nefs profondes aux icônes vermeilles, elle s’anéantit dans des visions de lumière. Les voix harmonieuses des chantres modulent des mélodies célestes. Les lampes des tabernacles éclairent les faces sombres des saints qui lui sourient doucement. L’encens répand une odeur suave. Dans ce lieu de délassement et d’espoir, elle oublie ses maux domestiques, son mari brutal, ses enfants malades. A travers les psalmodies du prêtre, elle laisse vaguer son imagination. Elle se voit déjà errant comme une princesse de légende au milieu des jardins paradisiaques. Des fleurs précieuses, comme elle n’en a jamais rencontré, embaument les sentiers sous ses pas. Elle est vêtue de robes tissées d’or et d’argent, pareilles aux habits sacerdotaux. Elle trouvera pour l’accueillir un ange aux ailes blanches comme un col de cygne. Le prêtre n’a-t-il pas répété les paroles du Seigneur : « Venez à moi, vous qui souffrez et vous serez soulagés ? » Et n’a-t-elle pas versé chaque jour assez de larmes amères ? Une heure arrivera où elle sera heureuse et choyée. Pour cela, il suffit de prier, et, parfois, de placer un cierge devant l’autel de la Mère de Dieu. A l’église, elle se sent réconfortée. Elle y puise la patience dont elle a tant besoin en attendant le moment où elle s’endormira pour toujours.

Résignation, espoir, c’est le fond même de l’âme de nos paysans. Le saint ciboire leur apporte la réponse au problème de la vie future, une consolation pour les misères de cette vie. Ils ne tâchent pas de comprendre : d’ailleurs, à quoi bon ? La réalité d’ici-bas est assez triste : l’inconnu de l’au-delà ne peut que valoir mieux. Cela explique leur passivité devant les pires chagrins. Je sais une femme du peuple à qui on annonçait la mort de son enfant ; elle fit le signe de la croix et dit : « Que la volonté du Seigneur soit faîte, il y aura un malheureux de moins sur la terre ! »

Qu’on imagine maintenant l’effet qu’a pu produire sur de telles gens Un enterrement civil collectif et public ! Il a du paraître à ces humbles cerveaux une œuvre satanique[1]. Ces

  1. Beaucoup de familles d’ouvriers réclamèrent les corps des leurs pour les enterrer religieusement.