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l’enterrement ; elles défilaient devant les sépultures, puis rebroussaient chemin en conservant leurs formations. De loin on entendait la Marseillaise entonnée par des milliers de voix. Des orchestres séparaient les députations et jouaient des marches funèbres. Chaque groupe portait des bannières brodées et peintes, avec diverses devises : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » — « Vive le Soviet des ouvriers et des soldats ! » — « Vive l’Internationale ! »

Les ouvriers, hommes et femmes, avaient arboré leurs habits de fête. Chaque, groupe était dirigé par un maître de cérémonie ceint d’une écharpe rouge. Pour maintenir la discipline dans les rangs, deux chaînes humaines bordaient le cortège. Aucun désordre : les prolétaires voulaient montrer aux bourgeois qu’ils étaient capables de maintenir l’ordre quand ils le voulaient. Quelque chose d’étrange et de mystérieux, où l’on devinait une hostilité sourde, émanait de ces masses silencieuses et ordonnées : cette affectation de calme était en quelque manière, plus effrayante que le désordre des manifestations tumultueuses. Ainsi, déployant le drapeau de la Révolution, s’avançaient d’un pas cadencé les ouvriers fiers de leur victoire : désormais, ils se sentaient les maîtres.

De la forteresse, des coups de canon saluaient les morts, chaque fois qu’on descendait leurs dépouilles dans la grande tombe.

Quant au public, rien ne saurait dépeindre sa consternation. Il assistait à ce spectacle avec une stupeur inexplicable pour un observateur superficiel, compréhensible seulement à qui connaît le peuple russe. Sauf peut-être dans la classe ouvrière, imbue d’idées nouvelles, le peuple russe est profondément religieux. Bien entendu, les questions de dogme le dépassent ; mais il ne s’en inquiète guère. Hier encore, il reconnaissait l’existence de deux choses sacrées : le Tsar et l’Eglise. Le Tsar parti, il ne restait que l’Église. Sous les voûtes pieuses des églises, les misérables échappent à la laideur qui les environne. Dans ce décor doré ils rêvent du paradis, qu’ils se représentent comme un endroit où on se repose de toutes les fatigues. Aucun paysan, fût-ce le plus pauvre, ne franchira ce seuil sacré sans mettre un cierge devant l’Ecce homo pour les âmes envolées de cette planète. Évidemment, avec ce dernier sou qu’il possède, il pourrait prendre un verre de vodka, mais il faut penser à l’expiation des fautes. Comme il prie aujourd’hui pour les