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et des couleurs ; je veux peupler mon royaume de tes œuvres. »

Rentré au manoir de doux, Léonard s’était mis au travail. Ingénieur, il fit d’abord un plan d’irrigation pour le bassin de la Loire. Architecte, il dressa le modèle d’un nouveau château que François Ier voulait bâtir à Amboise. Se souvenant enfin qu’il était peintre, il reprit dans ses cartons ses innombrables esquisses de sujets religieux et profanes. Pourquoi donc lui semblaient-elles si ternes ? Pourquoi aucune d’elles ne voulait-elle prendre couleur et vie ? Hélas ! cruelle ironie du destin, au moment où il venait de trouver un roi selon son cœur qui lui offrait de réaliser ses plus audacieux projets, le grand artiste se sentait terrassé par l’âge, accablé de fatigue et frappé d’une langueur physique et morale, qui contrastait avec sa bouillonnante jeunesse et l’inlassable ardeur de son âge mûr. A l’époque triomphale de sa faveur auprès de Ludovic le More, il avait fait le plan d’un pavillon pour la duchesse Béatrice, qu’il comptait illustrer de peintures sur la légende de Bacchus, en infusant dans le mythe grec les pensées profondes que lui avait inspirées l’étude de la nature et de ses règnes. Souvent aussi, en se promenant sous le scintillement multicolore des verrières, dans la sombre cathédrale de Milan, il avait rêvé d’illustrer l’histoire du Christ par une série de fresques pareilles à celle de Sainte-Marie des Grâces. Dans ces œuvres, il eût éclaire la tradition divine par sa connaissance des âmes et de leur hiérarchie, pareille à celle des anges qui montent et descendent l’échelle de Jacob. Les Madones et les Saintes Familles de Léonard n’étaient que les ébauches partielles de ces conceptions grandioses, qu’il eût voulu exécuter avec une minutie scrupuleuse, à cause de son besoin de perfection. Qu’avait-il fait de tout cela ? Bien ou presque rien. Des épisodes épars surnageaient tristement. L’ensemble avait sombré avec l’idée-mère dans le naufrage de son existence. Il avait laissé passer l’heure sublime de l’inspiration, où les visions fulgurent devant les yeux comme des êtres vivants, où il faut les fixer au risque de les perdre à jamais. Maintenant il était trop tard ! Déjà Léonard sentait sa pensée se voiler et la paralysie étreindre lentement son bras droit. N’avait-il pas eu tort de sacrifier l’Art à la Science ? Cette Science hautaine, qui lui promettait le secret des choses, l’avait leurré. Elle pouvait sans