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caractère de suavité, de puissance et de mystère. Alors une douleur presque intolérable le saisit à la pensée qu’il allait perdre pour toujours cette source de vie. Du moins voulut-il avoir le dernier mot de ce mystère avant l’adieu suprême. Rompant la contrainte sévère qu’il s’était imposée jusque-là, il s’écria donc : « O Mona Lisa, Femme qui contiens toutes les femmes, loi que j’ai peinte et que je ne connais pas, magicienne qui défies les mages, toi si douce en apparence et si redoutable au fond, si limpide quand tu réfléchis le ciel et si trouble quand ton âme se convulsé sous la tempête, transparente et impénétrable, sublime et perverse… comment se fait-il qu’au fond de ton cœur je vois trôner à la fois la Méduse avec la Madone ? Qui donc es-tu ? Je n’ai pas deviné ton énigme, mais, — puisqu’il faut nous quitter, — dis-moi ton secret. »

Le sourire subtil qui courait d’habitude sur la bouche onduleuse de Lisa se contracta en un pli amer lorsqu’elle lui répondit : « O grand Léonard, roi des peintres, seigneur de l’Art, magicien très puissant, toi qui sondes la terre et le ciel, les métaux et les âmes, )a nature et l’homme, toi qui devines et comprends tout, tu n’as pas deviné, non, tu n’as pas compris que je t’aime avec la même frénésie que tu aimes ta science implacable. Je t’aime, parce que je te comprends, toi et ton désir. Je sais ton pouvoir et ta force, mais je sais aussi ce qui te manque : l’enthousiasme sans mesure, la foi audacieuse qui crée un nouveau monde !… Oui, tu as raison, je porte en moi la Madone et la Méduse. Tu veux mon secret ? Il est dans ma devise : Tout le Bien avec l’Amour, tout le Mal sans Lui. Aucune profondeur de l’enfer où je ne saurais me précipiter si l’amour d’un puissant comme toi me faisait défaut. Aucune hauteur du ciel que je ne pourrais atteindre avec lui. Ne me laisse donc pas retomber dans le gouffre après m’avoir élevée à ton sommet… Parlons, fuyons ensemble… Chacun de nous deux porte en lui-même un monde incomplet ; confondons-les pour les épanouir. Seuls, nous sommes faibles ; à deux, nous serons invincibles. Tu feras parler celle que tu as souvent appelée la Muse du Silence. Ma vie la plus ardente viendra colorer tes visions et mon cœur palpitant te dira leur secret ineffable ! »

Jamais Léonard n’avait connu pareille tentation, jamais il n’avait hésité entre deux routes contraires comme à cette voix