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étouffées, qui n’eut d’autres témoins que les murs noircis d’un vieux palais de Florence et les crépuscules pourpres ou cuivrés de l’Arno. Elle se poursuivit, malgré de longues interruptions, en dépit des fréquentes absences de Mona Lisa, de ses voyages mystérieux et des soucis multiples, des travaux accablants de l’artiste. Sous un calme apparent, Léonard était inquiet et agité. Quant à Lisa, toujours diverse et toujours la même, elle ne montrait ni impatience, ni lassitude. Elle jouissait de son empire incontesté. Ne possédait-elle pas le maître d’autant mieux qu’elle n’était pas sa maîtresse ? N’était-elle pas sûre qu’un jour ou l’autre il tomberait à ses pieds, foudroyé par le dieu inconnu, et qu’alors confondus et transfigurés ils entreraient dans un nouveau monde ? O félicité sans borne, dans un anéantissement et une résurrection à deux ! Elle attendait la crise sans vouloir la provoquer. Doux événements extérieurs la précipitèrent. Messer Giocondo, embarrassé dans ses affaires et pris d’un soupçon subit, rappela sa femme dans son castel des Maremmes par une lettre menaçante. D’autre part, le cardinal d’Amboise, auquel Léonard avait écrit pour entrer au service du roi de France, priait Léonard de se rendre auprès de lui à Milan. L’heure du destin avait sonné. Le passé, ce tyran de l’avenir, ressaisissait la femme. Le travail, ce tyran du génie, rejetait son carcan sur son esclave. Après des jours ineffables, il fallait se séparer et retomber des paradis d’un rêve inouï dans les chemins sinistres de la réalité.

Ce fut sans doute une heure solennelle, celle où le maître pensif et l’impassible Mona Lisa, prise d’un tremblement subit, s’avouèrent cette double nouvelle. Léonard venait justement de terminer le portrait et d’ajouter quelques retouches aux cils frémissants à peine visibles, à la commissure des lèvres sinueuses, à la gaze du front et à l’ombre à peine perceptible qui marque la naissance de la gorge sous la moire sombre de la robe. Il regarda le paysage fantastique qu’il avait évoqué derrière Mona Lisa, ces rochers rougeâtres et pointus de forme volcanique, pareils aux dolomites du Frioul, entre lesquels circulent des rivières serpentines. La destinée qui les guettait l’un et l’autre lui paraissait maintenant aussi sombre que ce paysage qui l’avait charmé jadis. Embrassant d’un seul coup d’œil la tête qu’il avait baignée d’une atmosphère violâtre pour en exprimer toute la magie, il fut frappé de son triple