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regards insinuants comme par sa voix mélodieuse, par ses gestes discrets comme par sa présence enchanteresse, cette femme était devenue la musique de sa pensée.

Pourtant, s’il s’ouvrait devant elle, elle lui demeurait fermée comme un coffret d’ébène, à triple serrure. Car elle ne lui disait rien de sa propre vie et lui cachait soigneusement son passé. Malgré tous ses efforts, il lui fut impossible d’y pénétrer. Au bout de quelques mois, l’observateur aigu, l’habile dompteur d’âmes dut s’avouer qu’à ce jeu il perdait son latin, son grec et son hébreu. Il reconnut sa défaite absolue. Indéchiffrable dans son fond, Mona Lisa restait pareille à un miroir qui réfléchit tous les êtres, à une harpe éolienne qui vibre à tous les souffles de l’air. L’Eternel-Féminin respirait en elle comme l’âme du monde respire dans la nature, âme diverse et infinie. Cette âme sans doute avait son sanctuaire, mais il demeurait inaccessible comme une forteresse aux rares pertuis. A chaque assaut, elle se hérissait de nouveaux créneaux et creusait autour d’elle des fossés plus profonds.

Phénomène plus inquiétant encore, à mesure qu’il essayait de suivre cette femme dans ses multiples métamorphoses et de transporter sur la toile les nuances les plus fugitives de son visage, le peintre se sentit comme envoûté dans son tableau. Elle se laissait peindre et posséder comme une chair astrale sous les caresses du pinceau. Et cependant, il ne connaissait, il ne possédait pas son âme. Elle lui échappait toujours et s’épanouissait, triomphante, en des formes nouvelles, tandis que le maître vaincu se sentait chaque jour plus captif et plus possédé. La magicienne buvait-elle l’âme du magicien pour l’emprisonner dans son tableau ? Cesserait-il d’être le maître souverain pendant qu’elle devenait la radieuse Joconde ? Plus d’une fois il en trembla d’effroi, lui le Fort et l’Invincible, et voulut s’interrompre. Mais un charme tout-puissant le forçait à continuer. Il lui semblait que, lorsqu’il aurait atteint la ressemblance parfaite de Mona Lisa sur sa toile, il aurait deviné l’énigme de la Sphinge. Pareil à la toile de Pénélope, le portrait cent fois terminé et cent fois repris était recommencé sans cesse. Et l’emprise torturante et délicieuse de ces deux êtres se renouvelait en un duel silencieux, implacable et acharné.

Lutte décevante, pleine d’ivresses secrètes et de craintes