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Béatrice d’Este et sa sœur Isabelle, duchesse de Ferrare, modèle de grâce, d’intelligence et de vertu parfaite. Il avait rencontré de somptueuses courtisanes d’une perversité séduisante et raffinée, il avait effleuré des vierges candides et suaves, dignes de servir de modèles à ses madones. Mais jamais il n’avait rencontré de femme pareille à celle-ci, capable de produire par sa simple présence une commotion aussi forte. A vrai dire, cette femme semblait résumer toutes les autres. Car le sexe tout entier, avec sa gamme de nuances chatoyantes, foncées et claires, se transfigurait chez elle en un exemplaire accompli, où les extrêmes se fondaient dans une harmonie supérieure. Son regard à la fois trouble et lumineux filtrait entre les cils soyeux de ces yeux étranges. La plus subtile ironie s’y mêlait à une passion intense. Une haute sagesse résidait dans ce front magnifique dont les tempes palpitaient sous une pensée ardente. Mais n’était-ce pas le serpent du paradis qui avait dessiné le contour de ces lèvres onduleuses ? Sa morsure ne se cachait-elle pas sous le charme d’un sourire incomparable ? L’ovale parfait du visage indiquait la force et la finesse, la puissance et la douceur d’une individualité renfermée en elle-même comme dans une forteresse. Cette femme consciente de son pouvoir devait posséder la science dangereuse du Bien et du Mal. En elle Léonard contempla avec étonnement les deux pôles de la nature et de l’âme, que jusque-là il n’avait vus que séparés et opposés l’un à l’autre. Équilibre merveilleux, fusion incroyable, Mona Lisa contenait à la fois la Méduse et la Madone !… Elles sommeillaient là, toutes les deux, sous ce front bombé, dans cette poitrine puissante comme en la profondeur d’une eau dormante. Et Léonard dut se dire : Cela est-il possible ? Déchiffrerai-je cette énigme ? Il faut que je la déchiffre… fût-ce au prix de mon génie !

De son côté, Mona Lisa dut éprouver une surprise non moins grande, mais d’un autre genre. Elle connaissait le monde, elle avait étudié sa faune singulière, elle avait provoqué des passions sans les partager. Les hommes de son entourage y compris son époux, lui semblaient des marionnettes mues par des fils grossiers, qui ne méritaient en aucune façon la confidence de son être intime. Elle était pareille à un lac enseveli entre de hautes montagnes, à l’abri des tempêtes, mais qui réfléchit un ciel orageux. Elle ressemblait encore à un