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est-elle atteinte, jusqu’à quel point s’est-il appauvri, « décapitalisé » ? Le saura-t-on jamais ? En tout cas il est trop tôt à l’heure actuelle pour calculer avec quelque précision des perles dont on ne peut que passer en revue les intitulés de chapitres : elles sont trop, et trop diverses, et trop difficiles, — sinon même souvent impossibles, — à traduire en chiffres.

Ce n’est que d’hier qu’il nous est permis de compter nos morts : c’est là, pour le pays, la perte essentielle, la grande perle irréparable et incalculable qui de génération en génération laissera la France saignante et blessée. N’y aurait-il pas comme un sacrilège à vouloir évaluer ce que le pays a perdu en les perdant, ce qu’il perdra encore du fait des soldats mutilés, et de tous ces non-combattants martyrisés par un ennemi sans foi, comme si la vie humaine, cette chose divine, était susceptible d’une évaluation en capital et intérêts ? Devant le deuil et la souffrance, nous ne voulons avoir d’yeux que pour pleurer, de parole que pour louer ceux dont le sacrifice a payé notre victoire.

Pour ne parler ici que de pertes matérielles, nous dirons qu’on n’a fait encore que commencer le recensement des dommages de guerre causés par l’agresseur en pays envahi, dans la zone de feu, à l’arrière, sur les mers. Œuvre délicate, et qui menace d’être parfois inextricable. Comment apprécier ce que l’art, l’histoire, la science ont perdu dans nos provinces ravagées ? Qui évaluera en argent ce qu’a souffert la cathédrale de Reims ? Qui dira ce que valaient ces forêts rasées et ces champs condamnés, ce que coûtera la réfection des usines, des voies ferrées et des routes, la reconstruction des villes et villages, la remise en état des mines du Nord ? Le compte est ouvert. Sera-ce, pour la France seule, aux prix actuels, 75 milliards, ou 100, ou davantage ? Qui sait ? Ce que nous savons, c’est qu’il faut qu’à tout prix, et par quelque moyen que ce soit, le compte soit soldé par l’Allemagne responsable du crime [1] : et il le sera.

  1. Autre dommage, — indirect, — de guerre : c’est la perte subie par les porteurs français de valeurs ennemies, et il faut ajouter : de fonds russes. On sait que la plupart des valeurs mobilières ont baissé depuis le début de la guerre ! dans la mesure où cette baisse en capital correspond à la hausse du taux de l’intérêt, s’il y a perte financière, il n’y a pas perte économique, le fonds ou gage représenté par le titre étant supposé intact : mais où est le gage des créanciers de la Russie, des ex-empires centraux, de la Turquie ou de la Bulgarie ? Le déficit sera considérable ; sera-t-il un jour couvert ou compensé ?