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et du mystique protestant Dutoit, éditeur de Mme Guyon, le XVIIIe siècle accrochera tenacement à cet inoffensif couplet la méchante interprétation voltairienne.

On ne s’arrêtait pas en si belle voie, et l’on commençait à se demander jusqu’où se serait élancé le tolérantisme de M. de Cambrai, s’il avait osé prendre élan. « Le grand Fénelon, écrivait Voltaire dans un de ses pamphlets les plus libertins, a embrassé tous les hommes dans son esprit de tolérance. » Un livre où le chevalier de Beaumont combattait le fanatisme et les voies de rigueur en matière de religion mettait en vedette l’avis du « grand Fénelon. » Et plus on l’accaparait, plus on le faisait grandir. « On n’est point à la fois religieux et tolérant, » dogmatisait Helvétius dans le livre de l’Homme ; mais il signalait une exception, et cette exception, c’était Fénelon. Marmontel, écrivant tout un roman : Les Incas, pour « faire détester de plus en plus le fanatisme destructeur, » y mettait comme épigraphe une phrase fénelonienne, ou soi-disant telle, empruntée à Ramsay : « Accordez à tous la tolérance civile. » D’Alembert aimait que, dans le Télémaque, Fénelon, « pour rendre ses leçons utiles à tous les princes de la terre, eût fait beaucoup moins parler la religion que la morale naturelle, » et qu’il eût préconisé « agriculture et tolérance. » Et cela devenait un lieu commun, d’opposer au théologien Bossuet le philosophe Fénelon et la tolérance de l’un au fanatisme de l’autre. Au nom même de sa haine de la théologie et de son amour de l’humanité, le marquis de Mirabeau écrivait : « Le plus doux assemblage de lettres et de syllabes que puisse former notre langue, c’est le mot de Fénelon. »

Les protestants, qui ne connaissaient pas encore la correspondance de Fénelon missionnaire en Saintonge, aidaient à faire de lui un héros du « tolérantisme : » ils observaient que dans l’Éducation des filles il n’était question ni de transsubstantiation, ni dé purgatoire, ni du culte des saints, et que Fénelon s’y montrait, « dans le fond, beaucoup plus réservé sur le chapitre de la religion, qu’on ne l’est ordinairement dans la communion romaine. » Et précisément parce qu’on le considérait comme « réservé sur le chapitre de la religion, » c’est-à-dire du dogme, Rousseau, qui allait rendre au siècle une religion, n’avait aucune gêne à se réclamer de la religion fénelonienne : le dernier analyste de l’âme de Jean-Jacques, celui de