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avouez-le, de s’entendre dire que parce qu’on est « né dans l’élévation, l’on est guetté par de violentes passions ; » qu’on n’a pas de chance de devenir un bon roi, parce que c’est « une espèce très rare ; » que l’exercice des fonctions royales ne peut être « qu’une monstrueuse tyrannie ou une servitude accablante ; » que, bon gré mal gré, on sera le jouet des flatteurs ; qu’on devra toujours « être masqué ; » que, parce que roi, l’on « s’usera plus que les autres hommes ; » qu’on sera « l’homme le moins libre et le moins tranquille de son royaume, » et nécessairement, inévitablement, un homme malheureux. Quelle destinée, grands dieux ! Le futur roi qui méditera sur elle risque d’envier les enfants d’Aristodème qui de par la volonté de leur père, roi de Crète, durent après sa mort « être traités sans distinction, selon leur mérite, comme le reste des citoyens. »

Il y aurait peut-être, pour lutter contre un tel découragement, les enchantements de la gloire. Mais si vous êtes vraiment bon et votre peuple vraiment bon, c’en sera fait pour vous de la gloire des armes, puisqu’il n’y aura plus de guerre ; car les peuples voisins vous respecteront, vous et votre peuple, « à cause de votre vertu ; » leur « amour et leur confiance, quand ils auront senti votre modération, font que votre Etat ne pourra être vaincu, et ne sera presque jamais attaqué. » J’aime ce presque, derrière lequel Fénelon vient abriter une déception toujours possible ; mais ce bon peuple et ce bon roi me paraissent, eux, assez mal abrités. D’autant que si l’exceptionnelle méchanceté d’un voisin les amenait à tirer l’épée, ils devraient s’interdire les ruses de guerre, l’espionnage, le contre-espionnage : le Télémaque prohibe tout cela. « Tous les hommes étant frères, toute guerre est une guerre civile, et la guerre déshonore le genre humain. »

Le moyen âge possédait un droit des gens catholique, dont l’assise fondamentale était une théorie de la juste guerre. Leur préoccupation de ne pas séparer le domaine de la politique de celui de la morale conduisait nos vieux canonistes à légitimer la guerre lorsqu’elle visait à châtier les attentats du voisin contre le bon droit et contre la morale internationale : elle devenait, alors, une sorte de correction corporelle, infligée par la force au nom de la justice lésée. Mais dans la Bétique telle qu’Adoam la décrit à Télémaque, l’idée d’une guerre, même juste, est soigneusement bannie. « Les peuples de la Bétique rient quand