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père et du mari. On se couchait la mort dans l’âme en se demandant ce qu’apporterait le lendemain.

Mme Voeikoff passait ses journées à faire la queue à la forteresse pour apercevoir son mari rien qu’un moment. La malheureuse frémissait à l’idée de ce qui arriverait si la foule et les soldats du dehors parvenaient à pénétrer dans l’enceinte des murs. Déjà l’on écrivait et l’on disait que le régime des détenus était trop doux. Les martyrs pour la liberté avaient autrement souffert ! Dans les couloirs de la forteresse se rencontraient les femmes et les mères des prisonniers. Elles avaient été les heureuses de cette terre : maintenant, persécutées et haïes, elles tremblaient pour leurs proches. Résignées à tout, elles supportaient les pires humiliations, crainte de nuire à ceux qu’elles aimaient. On n’osait rien apporter aux détenus. Dans les casemates régnaient une humidité et un froid terribles. La santé de tous, surtout celle des vieillards, déclinait rapidement. Voeikoff lui-même, qui était jeune et robuste, commençait à perdre la vue. Plusieurs furent relâchés plus tard : ce ne sont plus des hommes, mais des ruines ! A la fin, gouvernement et geôliers s’aperçurent que ce vieux ministre était et ne pouvait être qu’inoffensif. Après de longs mois, ils le relâchèrent : il était entièrement brisé au moral comme au physique.

Je ne revis les Frédéricks qu’en octobre. Ils habitaient en ville l’appartement des Grabbé[1] où ils s’étaient réfugiés.

Ici du moins, le cadre rappelait, quoique vaguement, leur vie d’autrefois. La comtesse était plus vaillante. On voyait reparaître en elle par moments des traces de l’ancienne énergie. Elle s’attachait aux détails de la vie quotidienne qui l’indignaient : le ton des serviteurs - devenu arrogant, — ceux-là même qui jadis tremblaient, rien qu’au son de sa voix, — le manque de respect et d’empressement des fonctionnaires, quand elle était obligée de s’adresser aux divers bureaux de l’administration. Elle se rendait si peu compte de l’état des choses, qu’elle n’arrivait pas à comprendre le fait suivant . on lui avait pris ses autos, les bijoux trouvés sous les décombres, et on ne lui avait même pas payé d’indemnité !

  1. omte Grabbé, ancien commandant des cosaques de l’Empereur.